LE TRISTE ENVERS DU DÉCOR
Derrière toute l’élégance, la force et la beauté du spectacle qui sera offert à Montréal se cachent d’importants dérapages qui frappent ce sport
Un mois et demi après la suspension médiatisée d’une patineuse russe pour dopage, les Mondiaux de patinage artistique se tiennent à Montréal sur fond d’allégations et de décisions controversées.
« C’est une première en 92 ans, c’est donc une chance unique qu’on ne vivra pas beaucoup à Patinage Québec », explique la directrice générale de la fédération, Any-Claude Dion.
Elle rappelle, au passage, les efforts que son équipe a faits pour obtenir les Championnats du monde à Montréal, après qu’ils aient été annulés en 2020 en raison de la pandémie de COVID-19.
« C’est une chance unique de développer notre discipline », ajoute Mme Dion.
C’est la première fois en quatre ans que notre journaliste, qui a coréalisé le documentaire Pression et écrit le livre Une médaille à tout prix, sur les dérapages dans le milieu du patinage artistique, réussit à avoir une entrevue téléphonique avec Patinage Québec. Les questions, cependant, devaient concerner seulement les Mondiaux.
Pourtant, depuis deux ans, des athlètes et entraîneurs membres de Patinage Canada et de Patinage Québec font les manchettes pour des scandales et des allégations : enquête ouverte au Bureau du Commissaire à l’intégrité dans le sport pour une présumée agression sexuelle, méthodes d’entraînement controversées d’une coach d’élite dénoncées et présence de membres des organisations lors d’un procès pour agression sexuelle afin de soutenir un ancien entraîneur reconnu coupable.
Questionnées sur les dérapages dans leur milieu, les fédérations préfèrent limiter leurs réponses et renvoient au code d’éthique et de déontologie.
CHOIXPERSONNEL
Lors de notre passage lors d’une session d’entraînement des Mondiaux la semaine dernière, plusieurs visages connus du milieu du patinage artistique étaient présents, dont des coachs et organisateurs de l’évènement.
L’une d’entre elles a été vue en août au palais de justice de Montréal lors des représentations sur sentence de Richard Gauthier, reconnu coupable d’agression sexuelle sur un patineur, qui à l’époque des faits était âgé d’environ 14 ans. D’autres membres de la fédération ont plutôt envoyé au juge une lettre de soutien à l’agresseur (voir autre texte en pages 110 et 111).
Questionnée sur l’appui des membres de Patinage Québec, Mme Dion n’a pas voulu commenter.
« Ce sont des gens qui ont été impliqués dans le sport et qui ont fait des choix personnels. Mon commentaire sur ce sujet-là va s’arrêter ici. »
Même son de cloche concernant les nombreuses problématiques liées au patinage dont le climat toxique, les problèmes de santé mentale, les blessures non traitées, les troubles alimentaires dénoncés dans le documentaire Pression, du Bureau d’enquête, et dans de nombreux articles.
« Lorsqu’il arrive des situations comme on en a parlé dans le documentaire, il y a des choses qui sont confiées à notre entité indépendante des enquêtes [...] et c’est eux qui ont cette indépendance-là pour faire les suivis et les recherches, s’est contentée de dire Mme Dion. À la suite de ce reportagelà, les démarches ont été faites et les conclusions ont été transmises. »
Mme Dion a refusé de s’étendre sur ces conclusions.
« Nos protocoles ne nous permettent pas [de répondre]. C’est un système qui est indépendant afin de protéger les adhérents et pour protéger les membres de notre organisation .»
ENQUÊTEINTERNE
Même réponse concernant une enquête interne du Bureau du Commissaire à l’intégrité dans le sport pour des allégations d’agression sexuelle visant le danseur canadien Nikolaj Sørensen.
Une ancienne patineuse artistique originaire des États-Unis aurait été agressée par Sørensen, il y a près de 12 ans, soit en avril 2012, à Hartford, au Connecticut. L’athlète nie tout. Sport Canada, chapeauté par le gouvernement fédéral, confirme « être au courant de la situation de M. Sørensen », mais sans donner plus de détails.
MÉTHODES CONTROVERSÉES
Aux Mondiaux, le couple Deanna Stellato-Dudek et Maxime Deschamps est parmi les favoris de la compétition. Le duo est entraîné par Josée Picard, dont les anciennes méthodes d’entraînement ont été dénoncées dans les dernières années.
Remarques déplacées sur le poids et la silhouette de patineurs, critiques, retours précipités sur la glace après d’importantes blessures, emprise psychologique et climat toxique ne sont que quelques exemples.
Mme Picard a quitté son poste au conseil d’administration de Patinage Québec en 2022 pour « des raisons personnelles », une semaine après les révélations du Journal.
Aucune plainte formelle n’a été déposée contre Mme Picard, ce qui lui permet de continuer d’entraîner des athlètes. Patinage Québec n’a pas voulu confirmer si une enquête avait été ouverte.
« Les gens qui sont aux Championnats du monde sont des gens qui respectent le Code de déontologie. C’est un programme national. C’est Patinage Canada qui est responsable de ce volet-là », explique Mme Dion, rappelant que toute allégation ou inconduite n’est pas gérée par la haute direction, mais par un comité indépendant et que si l’organisation n’est pas informée, elle ne « peut pas agir pour le volet dénonciation ».
Mme Picard a refusé la demande d’entrevue du Journal.
Le duo Stellato-Dudek–Deschamps a admis ne pas avoir porté attention aux articles écrits sur leur coach, parce que, notamment, la patineuse ne sait pas lire en français, a-t-elle dit. Elle a plutôt réitéré son soutien à Mme Picard.
« Josée, en un an, nous a permis de passer d’une équipe plutôt bonne à une équipe qui a le potentiel de monter sur un podium aux Mondiaux. J’ai une expérience agréable et je pense que, pour quelqu’un de mon âge [40 ans] et de mon niveau d’intelligence, elle est la coach parfaite pour moi ».
LESILENCE
« Le problème, c’est le silence », déplore pour sa part Joëlle Carpentier, docteure en psychologie sociale.
Les spécialistes dans le milieu du sport s’inquiètent que, malgré l’accumulation des problématiques dans le sport en général, peu de réponses émanent des organisations sportives.
« Si on prend dans son ensemble les actions ou l’inaction d’une fédération, peu importe laquelle, c’est là que ça devient problématique, explique Mme Carpentier. Si tout était clair et rigoureux, que l’organisation énumère les actions et les intolérances, puis qu’ensuite on explique comment on a suivi les règles, les procédures, alors là on pourrait dire que la culture du sport est rigide, claire et qu’il y a des conséquences. Le problème, c’est le silence. C’est dans sa globalité que c’est problématique. »
« L’omertà, la loi du silence dans le sport de manière générale, ce n’est pas vrai qu’on peut penser qu’on peut gérer des choses à l’interne, renchérit Sylvain Croteau, de l’organisme Sport’Aide. Ça, c’est malheureusement un réflexe que les organisations sportives ont. Je le mets entre guillemets, il y a trop de “consanguinité” dans le monde du sport. Il y a trop de monde qui connaît tout le monde, pis qui se protège. »
Patinage Québec affirme avoir pris les choses en main en multipliant les actions.
« Ce n’est pas nécessairement suite aux reportages, mais vraiment dans l’objectif du sport sécuritaire. On connaît mieux l’importance de ça, donc on s’y attaque davantage, on a plus de ressources aussi disponibles et on continue les formations », soutient Mme Dion.