Le Journal de Quebec - Weekend
VIVRE LA TÉLÉ AUTREMENT
Faites l’expérience ne seraitce que cinq minutes. Fermez les yeux et écoutez votre émission préférée. Répétez l’exercice, mais cette fois, en bouchant vos oreilles. Et regardez. Difficile d’imaginer la vie autrement quand on est privé, partiellement ou en
Au Québec, le CRTC a obligé il y a quelques années à sous-titrer l’ensemble des productions télévisuelles pour les malentendants. La vidéodescription, qui s’adresse aux mal ou non-voyants, n’est pas encore régie de la même façon. Actuellement, une chaîne généraliste a le mandat de fournir un minimum de quatre heures par semaine en vidéodescription afin de répondre aux besoins pourtant croissants d’une population affectée de plus en plus par les troubles de la vue, qui touchent plus de 5 millions de Canadiens. C’est dans ce contexte que débarque AMI-télé (petite soeur de AMI-tv en anglais), qui entrera en ondes le 16 décembre prochain (position 26 pour les abonnés de Vidéotron, aucun dispositif n’est nécessaire). Elle deviendra ainsi la première chaîne francophone au monde à offrir une programmation à 100 % en vidéodescription et à 100 % sous-titrée. La première saison des Beaux malaises y sera notamment présentée en vidéodescription tout comme la saison en cours de L’auberge du chien noir ou les reportages d’Enquête ou encore des séries marquantes comme Annie et ses hommes. On a aussi mis la main sur des classiques, dont Sex And The City, ou des succès comme CSI. «Avant d’être handicapé, le nonvoyant est une personne à part entière qui a envie elle aussi d’être incluse dans l’enthousiasme que provoque une émission de télévision, note Philippe Lapointe, vice-président à la programmation et à la production d’AMI-télé.» Il s’est donc assis avec des membres du public cible afin de comprendre quels étaient leurs besoins et comment répondre à ce vide lorsqu’on ne voit pas. «Évidemment, certains aiment en savoir plus que d’autres, résume-t-il. Certains souhaitent une description des lieux, des tenues vestimentaires. Il ne faut pas oublier que bon nombre de non-voyants ont déjà vu. D’autres préfèrent une narration minimale des mouvements essentiels. Nous avons tenté de trouver le juste milieu et surtout le bon ton. Et nous sommes attendus avec beaucoup d’espoir.»
AU QUOTIDIEN
Julie Bouchard est directrice du sous-titrage et de la vidéodescription chez Sette, une entreprise de postproduction. Plus de 70 employés sont affectés à ce département qui fait un véritable travail de moine. «En sous-titrage pour les malentendants, le CRTC a publié une série de normes universelles très claires. Il est important notamment d’écrire mot à mot tout ce qui est dit dans une émission, ce qui représente un défi dans une émission très verbeuse ou quand, en affaires publiques notamment, plusieurs personnes parlent en même temps. Le français écrit doit être irréprochable même si l’intervenant a fait des fautes à la parole. Par contre, on conserve la verve et la couleur d’une personnalité qui inventerait des mots ou des tournures de phrases.»
Le sous-titrage se fait par bande défilante ou phylactères selon le type d’émission. Même les chansons et les bruits sont sous-titrés. En 2013, son équipe a rendu accessibles plus de 11 300 heures d’émissions aux différents diffuseurs québécois. C’est 677 000 minutes scrutées à la loupe.
Pour la vidéodescription, un rédacteur regarde d’abord deux fois une émission et note attentivement ce qui peut être décrit, d’une part, et localise les silences. Les descriptions sont alors rédigées. Une émission d’une heure peut prendre entre 5 heures et 2 jours pour la rédaction seulement. «Une règle essentielle doit être respectée, explique Régis Harrisson, directeur de production et des technologies pour TV5 et Épilogue, entreprise spécialisée en sous-titrage et vidéodescription qui s’est impliquée dès les débuts d’AMI- télé. On doit faire une bonne description de ce que l’oeil humain peut voir, mais surtout sans aucune interprétation. La tonalité du narrateur doit toujours être neutre et ne laisse place à aucune intention.» Un narrateur est donc embauché pour lire les descriptions.
Une seule seconde de silence est nécessaire pour décrire un fait. «Le narrateur parle plus vite que les artistes d’une production afin de se différencier, poursuitil. On optera pour un narrateur masculin s’il y a beaucoup de femmes dans l’émission afin qu’il y ait une nette distinction entre la production et la vidéodescription.» Par la suite, la voix sera mixée à celles de la production pour renvoyer le mix final au diffuseur.
LES DÉFIS
Tous les types d’émissions peuvent être traduits par la vidéodescription, du variété au documentaire, de la fiction aux émissions jeunesse. «Nous avons eu à fai-
re un spectacle de Marie Chouinard en vidéodescription, se souvient Régis Harrisson. C’était un beau défi. Il fallait décrire les mouvements afin que le téléspectateur puisse bien ressentir l’essence de sa chorégraphie, sans l’interpréter à sa place.»
«Les films d’action représentent un défi supplémentaire, avoue Julie Bouchard. Il y a énormément de mouvements à décrire. Même chose pour les films de sciencefiction, pour lesquels nous n’avons pas toujours les références puisque certaines machines sont inventées. La description d’images abstraites dans certains documentaires aussi peut-être tout un cassetête. Certains événements sportifs aussi. Je me souviens, lors d’Olympiques, nous avons dû travailler dans des conditions de temps très rapprochées.»
COÛTEUSE, MAIS ESSENTIELLE
Vous comprenez donc pourquoi le soustitrage et la vidéodescription sont des étapes coûteuses. Dans le contexte actuel, ce n’est pas évident. Pour une petite chaîne spécialisée, par exemple, ce sont des procédés qui peuvent atteindre près de 5 à 7 % du budget d’une programmation. «Avec AMI-télé, nous ne sommes pas dans un mode de compétition et de cote d’écoute, contrairement aux autres chaînes, explique Philippe Lapointe. Nous sommes là pour répondre aux besoins d’une communauté. On parle aux citoyens et non aux consommateurs. En produisant au moins 500 heures de vidéodescription, nous pourrons les retourner aux diffuseurs et contribuer à améliorer l’écoute sur toutes les chaînes si les émissions repassent.»
LES PRODUCTIONS ORIGINALES
Une des voies de l’avenir est aussi la vidéodescription intégrée. Elle est possible exclusivement sur les productions originales destinées aux non ou mal-voyants. AMI-tv, le pendant anglais d’AMI-télé dif- fuse avec succès l’émission Four
Senses, une émission de cuisine animée conjointement par une chef qui voit et un chef non-voyant. Contrairement à la troisième voix, la vidéodescription, toutes les actions sont décrites en direct. «Rien ne doit échapper aux nonvoyants, raconte Suzanne Pouliot, responsable des productions originales pour AMI-télé. Dans cette émission de cuisine, par exemple, on donne la forme et la grandeur d’un pot, où il se trouve. C’est comme faire de la radio pour la télévision alors qu’on devrait décrire une photo que les auditeurs ne verraient pas.» Dans cette optique, elle développe actuellement des capsules exclusives pour la chaîne de même qu’un talk-show-magazine qu’animera en avril prochain Luc Fortin, un non-voyant qui anime déjà une émission de radio à Canal M. Un excellent communicateur qui recevra des invités en plus de faire place à de nombreuses chroniques. «La télévision, c’est bien plus que de l’image, c’est là où les gens se rassemblent», conclut-elle.