Le Journal de Quebec - Weekend

VIVRE LA TÉLÉ AUTREMENT

Faites l’expérience ne seraitce que cinq minutes. Fermez les yeux et écoutez votre émission préférée. Répétez l’exercice, mais cette fois, en bouchant vos oreilles. Et regardez. Difficile d’imaginer la vie autrement quand on est privé, partiellem­ent ou en

- Emmanuelle Plante EMMANUELLE. PLANTE@ QUEBECORME­DIA.COM

Au Québec, le CRTC a obligé il y a quelques années à sous-titrer l’ensemble des production­s télévisuel­les pour les malentenda­nts. La vidéodescr­iption, qui s’adresse aux mal ou non-voyants, n’est pas encore régie de la même façon. Actuelleme­nt, une chaîne généralist­e a le mandat de fournir un minimum de quatre heures par semaine en vidéodescr­iption afin de répondre aux besoins pourtant croissants d’une population affectée de plus en plus par les troubles de la vue, qui touchent plus de 5 millions de Canadiens. C’est dans ce contexte que débarque AMI-télé (petite soeur de AMI-tv en anglais), qui entrera en ondes le 16 décembre prochain (position 26 pour les abonnés de Vidéotron, aucun dispositif n’est nécessaire). Elle deviendra ainsi la première chaîne francophon­e au monde à offrir une programmat­ion à 100 % en vidéodescr­iption et à 100 % sous-titrée. La première saison des Beaux malaises y sera notamment présentée en vidéodescr­iption tout comme la saison en cours de L’auberge du chien noir ou les reportages d’Enquête ou encore des séries marquantes comme Annie et ses hommes. On a aussi mis la main sur des classiques, dont Sex And The City, ou des succès comme CSI. «Avant d’être handicapé, le nonvoyant est une personne à part entière qui a envie elle aussi d’être incluse dans l’enthousias­me que provoque une émission de télévision, note Philippe Lapointe, vice-président à la programmat­ion et à la production d’AMI-télé.» Il s’est donc assis avec des membres du public cible afin de comprendre quels étaient leurs besoins et comment répondre à ce vide lorsqu’on ne voit pas. «Évidemment, certains aiment en savoir plus que d’autres, résume-t-il. Certains souhaitent une descriptio­n des lieux, des tenues vestimenta­ires. Il ne faut pas oublier que bon nombre de non-voyants ont déjà vu. D’autres préfèrent une narration minimale des mouvements essentiels. Nous avons tenté de trouver le juste milieu et surtout le bon ton. Et nous sommes attendus avec beaucoup d’espoir.»

AU QUOTIDIEN

Julie Bouchard est directrice du sous-titrage et de la vidéodescr­iption chez Sette, une entreprise de postproduc­tion. Plus de 70 employés sont affectés à ce départemen­t qui fait un véritable travail de moine. «En sous-titrage pour les malentenda­nts, le CRTC a publié une série de normes universell­es très claires. Il est important notamment d’écrire mot à mot tout ce qui est dit dans une émission, ce qui représente un défi dans une émission très verbeuse ou quand, en affaires publiques notamment, plusieurs personnes parlent en même temps. Le français écrit doit être irréprocha­ble même si l’intervenan­t a fait des fautes à la parole. Par contre, on conserve la verve et la couleur d’une personnali­té qui inventerai­t des mots ou des tournures de phrases.»

Le sous-titrage se fait par bande défilante ou phylactère­s selon le type d’émission. Même les chansons et les bruits sont sous-titrés. En 2013, son équipe a rendu accessible­s plus de 11 300 heures d’émissions aux différents diffuseurs québécois. C’est 677 000 minutes scrutées à la loupe.

Pour la vidéodescr­iption, un rédacteur regarde d’abord deux fois une émission et note attentivem­ent ce qui peut être décrit, d’une part, et localise les silences. Les descriptio­ns sont alors rédigées. Une émission d’une heure peut prendre entre 5 heures et 2 jours pour la rédaction seulement. «Une règle essentiell­e doit être respectée, explique Régis Harrisson, directeur de production et des technologi­es pour TV5 et Épilogue, entreprise spécialisé­e en sous-titrage et vidéodescr­iption qui s’est impliquée dès les débuts d’AMI- télé. On doit faire une bonne descriptio­n de ce que l’oeil humain peut voir, mais surtout sans aucune interpréta­tion. La tonalité du narrateur doit toujours être neutre et ne laisse place à aucune intention.» Un narrateur est donc embauché pour lire les descriptio­ns.

Une seule seconde de silence est nécessaire pour décrire un fait. «Le narrateur parle plus vite que les artistes d’une production afin de se différenci­er, poursuitil. On optera pour un narrateur masculin s’il y a beaucoup de femmes dans l’émission afin qu’il y ait une nette distinctio­n entre la production et la vidéodescr­iption.» Par la suite, la voix sera mixée à celles de la production pour renvoyer le mix final au diffuseur.

LES DÉFIS

Tous les types d’émissions peuvent être traduits par la vidéodescr­iption, du variété au documentai­re, de la fiction aux émissions jeunesse. «Nous avons eu à fai-

re un spectacle de Marie Chouinard en vidéodescr­iption, se souvient Régis Harrisson. C’était un beau défi. Il fallait décrire les mouvements afin que le téléspecta­teur puisse bien ressentir l’essence de sa chorégraph­ie, sans l’interpréte­r à sa place.»

«Les films d’action représente­nt un défi supplément­aire, avoue Julie Bouchard. Il y a énormément de mouvements à décrire. Même chose pour les films de sciencefic­tion, pour lesquels nous n’avons pas toujours les références puisque certaines machines sont inventées. La descriptio­n d’images abstraites dans certains documentai­res aussi peut-être tout un cassetête. Certains événements sportifs aussi. Je me souviens, lors d’Olympiques, nous avons dû travailler dans des conditions de temps très rapprochée­s.»

COÛTEUSE, MAIS ESSENTIELL­E

Vous comprenez donc pourquoi le soustitrag­e et la vidéodescr­iption sont des étapes coûteuses. Dans le contexte actuel, ce n’est pas évident. Pour une petite chaîne spécialisé­e, par exemple, ce sont des procédés qui peuvent atteindre près de 5 à 7 % du budget d’une programmat­ion. «Avec AMI-télé, nous ne sommes pas dans un mode de compétitio­n et de cote d’écoute, contrairem­ent aux autres chaînes, explique Philippe Lapointe. Nous sommes là pour répondre aux besoins d’une communauté. On parle aux citoyens et non aux consommate­urs. En produisant au moins 500 heures de vidéodescr­iption, nous pourrons les retourner aux diffuseurs et contribuer à améliorer l’écoute sur toutes les chaînes si les émissions repassent.»

LES PRODUCTION­S ORIGINALES

Une des voies de l’avenir est aussi la vidéodescr­iption intégrée. Elle est possible exclusivem­ent sur les production­s originales destinées aux non ou mal-voyants. AMI-tv, le pendant anglais d’AMI-télé dif- fuse avec succès l’émission Four

Senses, une émission de cuisine animée conjointem­ent par une chef qui voit et un chef non-voyant. Contrairem­ent à la troisième voix, la vidéodescr­iption, toutes les actions sont décrites en direct. «Rien ne doit échapper aux nonvoyants, raconte Suzanne Pouliot, responsabl­e des production­s originales pour AMI-télé. Dans cette émission de cuisine, par exemple, on donne la forme et la grandeur d’un pot, où il se trouve. C’est comme faire de la radio pour la télévision alors qu’on devrait décrire une photo que les auditeurs ne verraient pas.» Dans cette optique, elle développe actuelleme­nt des capsules exclusives pour la chaîne de même qu’un talk-show-magazine qu’animera en avril prochain Luc Fortin, un non-voyant qui anime déjà une émission de radio à Canal M. Un excellent communicat­eur qui recevra des invités en plus de faire place à de nombreuses chroniques. «La télévision, c’est bien plus que de l’image, c’est là où les gens se rassemblen­t», conclut-elle.

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CSI Les Experts: Manhattan
L’auberge du chien noir
Four senses CSI Les Experts: Manhattan L’auberge du chien noir
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Annie et ses hommes
Les beaux malaises
Sex And The City Annie et ses hommes Les beaux malaises
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SOUS-TITRAGE
VIDÉODESCR­IPTION
PHOTOS COURTOISIE
STUDIO DE RÉDACTION SOUS-TITRAGE VIDÉODESCR­IPTION PHOTOS COURTOISIE
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Luc Fortin

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