Le Journal de Quebec - Weekend
MAQUILLEUSES EN SÉRIE
Bien que les comédiens aient lu et travaillé leurs textes, c’est souvent sur la chaise de maquillage que leurs personnages, s’ils sont loin d’eux, prennent naissance. Un rouge à lèvres accentué, une prothèse, des taches, une blessure... Les maquilleurs so
La création d’un maquillage nécessite d’abord une recherche sur l’époque, le milieu de vie, le vécu, le passé ou le présent d’un personnage. « Sur Unité 9, c’est très important de connaître le personnage et l’état dans lequel il arrive à Lietteville, explique la chef maquilleuse Suzan Poisson. Danielle Trottier [l’auteure] est super généreuse dans ses descriptions. Pour un personnage comme Eyota Standing Bear [Natasha Kanapé Fontaine] j’ai fait une recherche spécifique sur les tatouages. J’en ai discuté avec Jean-Philippe Duval [le réalisateur)]. On travaille les blessures et les cicatrices avec Stephan Tessier, maquilleur d’effets spéciaux. »
« Éric Tessier [le réalisateur] voulait quelque chose d’hyper réaliste, raconte Marlène Rouleau, chef maquilleuse de
Fugueuse. Je me suis tournée vers les réseaux sociaux pour consulter les habitudes de maquillage des adolescentes. Cette génération veut se montrer, veut avoir l’air plus vieille. J’ai observé les
looks des jeunes filles disparues des centres d’accueil, j’ai regardé des vidéos de rappeurs. Les faux cils et les faux ongles étaient bien présents. »
Ces deux séries sont bien contemporaines et mettent en relief de dures réalités. On y suit avec réalisme l’évolution de femmes écorchées, traquées, trahies et prises dans un engrenage qui se dessine sur leurs traits. LE PERSONNAGE DANS LA PEAU
« Ludivine [Reding] s’est donnée corps et âme dans ce projet, relate Marlène Rouleau. Dans Fugueuse, Fanny passe de l’adolescente sage et naturelle à la pitoune
trash. Plus la série avance, plus elle est cernée, plus elle a le nez et les yeux rougis. Ce sont des petits détails qui peuvent paraître anodins, mais qui prouvent à quel point elle n’est pas bien. » « Quand on accepte de jouer dans
Unité 9, on accepte que le look ne sera pas à notre avantage, mais qu’il va aider le personnage, aider la comédienne à aller plus loin, constate Suzan Poisson. On travaille avec des comédiennes exceptionnelles. Pour Boule de quille, je savais que j’allais enlaidir Kathleen [Fortin] et elle a été très ouverte. Je l’ai déjà maquillée en séductrice pour Ma
dame Lebrun. Ici, j’ai joué sur la rondeur, la rougeur, on a enlevé les sourcils, mis l’oeil pâle en valeur. Ça fait très reptilien.
C’est la même chose pour Danielle Proulx, qui est tellement belle dans la vie ! Mais Henriette a du punch. On voit qu’elle s’est améliorée. Elle ne vit plus dans la rue, donc elle est moins rouge, se brosse les dents, se nourrit mieux. Elle est moins dans l’urgence et ça paraît sur son apparence. Inversement, Jeanne est plus troublée étant donné les récents événements. D’un premier coup d’oeil, les téléspectateurs doivent comprendre ce que vivent les personnages. »
MARQUÉES PAR LA VIE
Pour le téléspectateur, les maquillages d’Unité 9 pourraient paraître simples. La plupart des détenues ne semblent pas maquillées. Mais le non-maquillage est un art pour déceler les marques de la vie. « On accentue les rougeurs du visage, la couperose, les cernes. On casse carrément l’image de la beauté, poursuit Suzan Poisson. Maquiller Macha [Hélène Florent], par exemple, c’est tout le contraire du glamour. Avec les produits, on ne cherche pas à camoufler, mais plutôt à mettre le focus sur le côté sombre. On joue avec les ombres, avec des couleurs plus ternes. Les détenues sont marquées par la misère, la dureté. » « Le maquillage de Fanny [dans
Fugueuse] évolue beaucoup en fonction de ce qu’elle vit. Dans les derniers épisodes, avec ses cheveux noirs, elle a un look très trash, sa peau est blanchie. Au début, Damien lui payait les faux ongles, les faux cils, mais plus on avance dans l’histoire, plus son mascara a des grumeaux, le maquillage coule, les ongles s’en vont, décrit Marlène Rouleau. C’est comme un mauvais lendemain de veille. Quand elle retourne chez ses parents, ce n’est plus la petite Fanny innocente. On voit qu’elle est plus maquillée qu’au début. »
Parfois, le maquillage va bien au-delà du visage. « Pour les scènes de danse, je mettais de l’huile sur le corps des filles avec des brillants pour qu’elles soient lumineuses et attrayantes, continue Marlène. Natacha [Kimberly Laferriere] est très assumée. Mais ce n’est pas évident pour les actrices de jouer nue. Je disais à Kimberly que cette huile, c’était un peu comme son costume pour qu’elle se sente moins nue. »
DÉFIS DE TOURNAGE
Les ressources financières en télévision se sont étiolées dans la dernière décennie. Les journées étant plus condensées, le plateau doit rouler. « Un des défis, quand on crée un personnage, est la possibilité de le réaliser dans un temps réaliste, explique Suzan Poisson. On ne peut pas se permettre de mettre quatre heures pour un seul personnage. Maquiller Henriette demande environ une demi-heure maintenant. Eyota, c’est 1 h 15. Il y a tellement de tatouages, de blessures qu’il faut faire évoluer. Chaque personnage a sa recette! »
« Comme on tourne beaucoup dans le désordre, il faut développer des trucs pour que le personnage de Fanny passe de trash à pas trash en moins de 30 minutes, note Marlène Rouleau. On appliquait du vernis noir sous les faux ongles s’il fallait les enlever par exemple. Les faux cils étaient enlevés et remis dépendamment des scènes. Ça faisait vraiment une grande différence entre la Fanny qui danse et la Fanny de Boucherville. Il faut constamment prendre des photos et tout écrire pour être raccord d’une scène à l’autre. »
DEVANT LE MIROIR
Et quand une actrice se transforme, lui arrive-t-elle de vivre une émotion parti- culière en se voyant? « Souvent, observe Marlène. Ariane [Laurence Latreille], on l’a maganée. Quand on l’a maquillée pour ses dernières scènes, elle était vraiment émue en se regardant. Des fois, c’est troublant, renchérit Suzan. Eyota Standing Bear, c’est violent. Pour la scène de la fouille à son arrivée à Lietteville, on la préparait dans un coin. Les techniciens n’avaient pas vu le processus de transformation. Elle a vraiment senti le regard des gens sur elle comme si elle était réellement le personnage. »
Le rôle des maquilleuses est donc primordial à la compréhension d’un personnage, parce que leurs doigts de fée contribuent à brouiller les pistes entre la réalité et la fiction. Ils nous permettent de voir la vie qui se lit sur le visage des personnages auxquels on s’attache rapidement.