Le Journal de Quebec - Weekend
FAIRE SON DEUIL DES ANNÉES PLUS TARD
Lauréat du prix Femina étranger 2016, l’écrivain américain Rabih Alameddine propose une extraordinaire réflexion sur la mémoire, l’oubli et le phénomène de deuil dans son nouveau roman, L’Ange de l’histoire. Avec d’étonnants dialogues entre Satan, la Mort et des Saints catholiques, il rappelle la dureté des années 1980 à San Francisco dans ce texte remarquable, hypnotisant.
Le temps d’une nuit, Rabih Alameddine entraîne ses lecteurs dans la salle d’attente d’un hôpital psychiatrique de San Francisco. Jacob, un poète yéménite, revient sur sa vie : son enfance dans un bordel du Caire, son adolescence auprès d’un père fortuné, sa vie d’adulte à San Francisco, dans une communauté homosexuelle ravagée par le sida.
Jacob n’est pas seul : Satan et la Mort se disputent son âme. L’un fait remonter des souvenirs douloureux, l’autre le pousse à renoncer à sa vie. Rabih Alameddine décrit le tout avec un humour très fin, une grande érudition et une formidable humanité.
En entrevue, il partage ses impressions avec beaucoup de sincérité au sujet de ce roman acclamé par la critique. « C’était au départ une nouvelle au sujet d’un homme, Jacob, qui fait une crise de nerfs dans un restaurant avant de rentrer chez lui », dit-il.
PERDRE SES AMIS
Peu de choses racontées dans le roman sont autobiographiques, assure-t-il, même s’il a vécu le deuil de plusieurs amis pendant l’épidémie de sida dans les années 1980. « Les émotions, la tristesse, je les ai ressenties. Mais je n’ai pas eu d’amoureux qui est mort du sida, et je n’ai pas grandi au Yémen ni dans un bordel. Ce qui aurait peut-être été plus amusant que ma famille, vous savez! Mais comme chaque homme gay, j’ai perdu beaucoup d’amis à cause du sida. »
Il rappelle à quel point c’était difficile de faire son deuil, à cette époque. « C’est probablement le livre que j’ai écrit avec le plus de difficulté. Mon premier livre, publié il y a 20 ans, racontait la crise du sida. Je parlais du choc et de la colère. C’était le temps de revisiter ces années, parce qu’un peu comme Jacob dans le roman, j’ai craqué, entre autres en travaillant auprès de réfugiés », partage-t-il.
ÉMOTIONS
« Je revoyais les images de mes amis qui étaient morts dans l’indifférence. J’ai réalisé que je n’avais jamais fait mon deuil. Je ne dirais pas que l’écriture m’a aidé à le faire... au contraire, ça a plutôt fait remonter les émotions à la surface.
« Je dis souvent, à la blague, que je dois aller en thérapie pour faire face aux problèmes qui apparaissent quand j’écris. À la fin du roman, je n’ai pas réglé mes problèmes, mais j’ai pu les identifier. »
Dans ce cas, c’était le deuil. « Il y a 20 ans, je n’avais pas saisi à quel point nous étions tous effrayés. C’est difficile d’expliquer : j’ai perdu la moitié de mes amis. Nous allions d’un service funéraire à un autre. Nous étions seuls, nous avions peur, et c’était difficile d’en parler. »
Rabih Alameddine est peintre et écrivain.
Il est né en Jordanie de parents libanais et partage sa vie entre San Francisco et Beyrouth.
Il a de la parenté à Montréal et trouve qu’en hiver, c’est beaucoup trop froid !