Le Journal de Quebec - Weekend

UN DEMI-SIÈCLE DE CARRIÈRE

- SARAH-ÉMILIE NAULT Le Journal de Montréal sarah-emilie.nault@quebecorme­dia.com

« Je n’ai jamais eu de plan de carrière et je pense que mon CV en fait état », explique en riant Micheline Lanctôt. À 75 ans, la grande dame du cinéma et de la télévision n’a rien perdu de sa fougue légendaire. Active, allumée, reconnaiss­ante et fonceuse, elle continue de regarder vers l’avant avec la même passion pour ses différents métiers qu’à ses débuts. Rencontre avec une grande qui célèbre ses 50 ans de carrière.

« J’ai eu une belle vie bien remplie et elle n’est pas finie », lance Micheline Lanctôt que l’on découvrait au cinéma dans La vraie nature de Bernadette en 1972, il y a de cela 50 ans déjà.

« Je ne suis pas du tout nostalgiqu­e, mais quand je regarde en arrière, je me dis : hey, sacrebleu, j’en ai fait des affaires ! Je n’ai aucun regret et surtout, j’ai beaucoup de gratitude envers la vie qui m’a envoyée là. »

Micheline Lanctôt est tout ce qu’on imagine : à la fois posée et franche, sérieuse et drôle, transparen­te, fascinante et ouverte.

Sa carrière, riche d’un demi-siècle de travail, tant devant (au cinéma, à la télévision) que derrière la caméra (comme réalisatri­ce, scénariste, productric­e et enseignant­e), elle l’a construite pierre après pierre, à coups de sauts motivants dans le vide.

« On me proposait des choses et j’ai eu la chance – une chance inestimabl­e – de faire beaucoup de belles rencontres qui ont plus ou moins modifié ma trajectoir­e de vie, évoque celle qui a d’abord étudié la musique à l’école Vincent-d’Indy pendant 12 ans. Souvent, c’est arrivé comme cela : de gros défis auxquels je ne pouvais pas dire non, qui représenta­ient de trop belles aventures. Peut-être que je suis une aventurièr­e dans l’âme ? »

Elle explique devoir beaucoup, notamment, aux religieuse­s qui l’ont formée : les Soeurs des Saints Noms de Jésus et de Marie qui ont fait son éducation et qui ont poussé les jeunes filles de son époque à entreprend­re des études supérieure­s.

Afin de « leur redonner un peu de lustre » et de les remercier, la cinéaste a même réalisé un film : Pour l’amour de Dieu, sorti en 2011, qui a obtenu le prix Valois Magelis du meilleur long métrage.

Artiste multidisci­plinaire avant même que le terme existe, Micheline Lanctôt confie avoir longtemps été surnommée « la polyvalent­e » par ses confrères et consoeurs.

C’est un mot fort, pourtant lancé à la blague à celle qui se démarquait de tous en acceptant de relever chacun des défis qu’on lui lançait. Ce qui lui aura valu, entre autres récompense­s, le Lion d’argent de la Mostra de Venise, le prix Génie de la meilleure réalisatio­n pour le long métrage Sonatine (1984) et le prix AQCC SODEC pour le film Deux actrices (1993).

« Les arts étaient vraiment, pour moi, l’endroit où je me sentais à l’aise, ajoute celle qui reprendra le rôle de Martha Conley dans la deuxième saison de la superbe série Le temps des framboises l’an prochain. J’ai vite profité de tout ce que cela offrait. Je suis née avec un tas de facilités. Ma mère disait toujours “Jack of all trades, master of none” : une dilettante dans tout, mais avec de la facilité pour le dessin, la musique, l’art dramatique, le théâtre… »

DES ANNÉES DE GUÉRILLA

Micheline Lanctôt a fait de la musique (son premier amour), a tenté le théâtre profession­nel (pour se faire dire qu’elle avait une voix trop grave !), s’est tournée vers le dessin d’animation, a postulé à l’ONF et a, par un heureux hasard, rencontré Gilles Carle, qui lui a demandé de jouer dans son film : La vraie nature de Bernadette. C’était en 1972, et on connaît la suite de l’histoire.

« Je ne sais pas si je mesurais pleinement l’étendue des défis », poursuit celle qui a ensuite accumulé les rôles à la télévision (Jamais deux sans toi, Scoop, Les héritiers Duval, Omertà, Belle-Baie, O’, Toute la vie…) et au cinéma (on l’a vue dans plus d’une quarantain­e de films dont, récemment, Arsenault & fils et Arlette).

« Petite, j’avais peur de tout – le noir, les monstres, j’étais très anxieuse –, alors j’ai compris qu’il fallait que j’affronte mes peurs, poursuit-elle. La peur du noir m’est restée toute ma vie, quand le soleil se couche, j’ai une boule dans la gorge. Mais je me suis entraînée à passer par-dessus cela. »

Sans détour, elle explique avoir « passé la charrue pour bien du monde » (les femmes surtout) en se battant pour prendre sa place dans l’univers de la réalisatio­n.

« J’avoue que ce furent des années pratiqueme­nt de guérilla », dit-elle.

Encore aujourd’hui, la cinéaste, pourtant reconnue et maintes fois honorée, explique devoir se battre pour faire accepter ses projets ; parce qu’elle aborde des sujets difficiles et qu’elle n’est pas intéressée par les films de box-office, dit-elle.

« On se bat encore contre le préjugé que nous faisons de petits films intimistes de femmes, explique l’artiste pour qui c’est toujours le sujet qui prime. C’est un problème de société, le patriarcat est encore profondéme­nt ancré. Cela va prendre des génération­s avant que cela se rétablisse, quand socialemen­t les gens vont être capables de composer les uns avec les autres sur un vrai pied d’égalité. »

Si la lauréate du prix du Gouverneur général (prix de la réalisatio­n artistique au cinéma) en 2003 a accepté de faire des films avec une fraction des budgets alloués aux

réalisateu­rs masculins, c’est que pour elle, ses films étaient plus importants que tout.

VIEILLIR À L’ÉCRAN

L’interprète de l’inoubliabl­e Élise Beaupré dans la série Unité 9 – qui aura duré sept saisons à partir de 2012 – se trouve chanceuse d’avoir « échappé au chignon de Franfreluc­he » et aux diktats de beauté et de jeunesse du monde de la télévision et du cinéma. Son rôle dans cette série qui présentait un riche éventail de personnage­s de femmes extrêmemen­t complexes a, pense-t-elle, contribué à élargir ses paramètres de jeu.

« J’ai eu des rôles qui m’ont sortie de ce créneau d’âgisme, lance la femme active qui se garde en forme en travaillan­t sur le grand terrain de sa propriété à la campagne avec son amoureux jardinier paysagiste. On n’est pas nombreuses à s’être débarrassé­es de l’âgisme, à être capables d’offrir des personnage­s qui sont âgés, mais qui sont intéressan­ts, qui sont encore actifs et qui sont tordus. Je suis chanceuse. »

L’actrice et cinéaste estime que c’est le duo chance-rencontres (« déterminan­tes, qui sont des jalons permettant d’avancer ») qui lui a permis de durer dans le métier. La richesse des rôles aussi.

« Je n’aurais pas duré si j’avais eu des rôles plates, lance celle qui nous a émus en vieille dame se faisant abuser dans Cerebrum 2. Quant au talent, ce n’est pas à moi d’en juger, je suis très sévère à mon égard. »

À 75 ans, Micheline Lanctôt a encore une foule de projets en tête et devant elle. C’est elle que le réalisateu­r et producteur Roger Frappier est allé voir pour scénariser la vie de sainte Marguerite d’Youville. Le film, qui s’intitulera La femme forte, racontera sa vie, « qui est une incroyable lutte de chaque seconde pour arriver à ses fins : s’occuper des pauvres et des malades », décrit celle qui a adoré faire les recherches nécessaire­s pour se plonger dans la vie mouvementé­e de ce personnage extraordin­aire.

Son seul grand regret à ce jour ? Avoir dû laisser filer, pour cause d’opération à la hanche et de quarantain­e demandée au Yukon en temps de COVID, son rôle dans le film Polaris de Kirsten Carthew (2022).

« J’étais tellement déçue, mais c’est Muriel Dutil qui a eu le rôle et je suis très contente pour elle », ajoutet-elle, bonne joueuse.

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