Le Journal de Quebec - Weekend
LOIN, LOIN, LOIN AU-DESSUS DE LA MÊLÉE
Après Toute la lumière que nous ne pouvons voir, lauréat du prix Pulitzer 2015, l’Américain Anthony Doerr signe un roman particulièrement jubilatoire.
Sur le bandeau rouge qui enserre le nouveau roman d’Anthony Doerr, il est écrit « Un chef-d’oeuvre » en grosses lettres majuscules. Le genre d’affirmation accrocheuse qu’on a déjà vu ailleurs des centaines de fois et dont on a depuis longtemps appris à se méfier. Sauf que ce coup-ci, aucun doute possible. La Cité des nuages et des oiseaux est réellement un chef-d’oeuvre.
Mais avant de pouvoir l’apprécier à sa juste valeur, il faut d’abord se donner le temps d’apprivoiser ses personnages. Oui, c’est vrai, ce conseil vaut également pour à peu près n’importe quel autre roman. Il y a toutefois une différence. Et elle est de taille : ici, les personnages peuvent aussi bien nous trimballer au XVe siècle qu’au XXIIe siècle, avec quelques arrêts programmés aux XXe et XXIe siècles. Bref, on est très loin du récit linéaire qui se lit les doigts dans le nez !
« Il y a beaucoup d’allers-retours dans cette histoire – comme si on assistait à un match de tennis ! —, et j’avais très peur que les lecteurs se perdent en cours de route, précise Anthony Doerr, qu’on a pu joindre chez lui à Boise, dans l’État de l’Idaho. J’ai bâti plusieurs tableaux pour m’y retrouver et je me suis même demandé combien de protagonistes et d’époques pouvaient être réunis dans ce livre avant que ça ne devienne trop dur à suivre. Mais si la structure peut sembler un peu compliquée au début, je permets très tôt de comprendre que tous les personnages de La Cité des nuages et des oiseaux sont connectés. »
LES PRÉSENTATIONS
Au nombre de cinq, ces personnages n’ont aucun lien de sang. Dans la Constantinople du XVe siècle, Anna est une orpheline qui a été recueillie avec sa soeur dans un atelier de broderie. Et il faut le dire, elle n’a pas le moindre talent pour les travaux d’aiguille. Rien, zéro. Sa passion est ailleurs : la lecture. Depuis qu’un vieux professeur de grec ancien lui en a enseigné les rudiments, c’est la seule chose au monde qui l’intéresse.
À 300 km de là, un berger de 12 ans du nom d’Omeir va devoir quitter sa famille afin de suivre la grande armée du sultan, qui s’apprête à attaquer Constantinople. Particularité à signaler, il est né avec une fente labiale. Ce qui, pour certains, serait la marque du démon.
Zeno Ninis, le troisième protagoniste, nous fait faire un bond dans le temps de plus de 500 ans. Aujourd’hui très âgé, ce vétéran de la guerre de Corée passe ses journées à traduire un vieux livre rédigé en grec ancien et à orchestrer les répétitions de la pièce de théâtre qui va bientôt être jouée dans une bibliothèque de l’Idaho. Il croisera ainsi la route du quatrième personnage, Seymour Stuhlman, un inquiétant jeune homme prêt à poser des bombes artisanales pour soutenir la cause d’un groupe d’écoterroristes.
Le dernier personnage ? Konstance. Au XXIIe siècle, sur un vaisseau spatial à destination de la planète Bêta Oph2, elle va découvrir grâce à son père les amusantes péripéties du berger Aethon, le héros d’un texte remontant à la Grèce antique.
LE LIVRE DANS LE LIVRE
« Mon précédent roman, Toute la lumière que nous ne pouvons voir, parlait de la radio et de la façon dont Hitler l’a utilisée durant la Deuxième Guerre mondiale, explique Anthony Doerr. Pour l’écrire, j’ai dû faire des recherches sur les murs défensifs (comme le mur de l’Atlantique) et j’ai été étonné de voir que les murailles de Constantinople finissaient toujours par être citées. En 1100 ans, elles ont résisté à près de 25 sièges. Et puis je me suis demandé pourquoi les humains avaient construit ces murs. Parce qu’ils avaient accumulé beaucoup d’argent, d’or et d’épices, mais aussi parce qu’ils avaient des livres. J’ai donc voulu qu’Anna sauve la toute dernière copie de l’un de ces livres pour pouvoir ensuite montrer l’effet papillon de ce geste. »
Ce livre, ça sera La Cité des nuages et des oiseaux d’Antoine Diogène. Un livre qui n’existe pas, mais qui aurait facilement pu être réellement écrit par cet écrivain grec du début du premier millénaire. « Je cherchais un auteur dont l’oeuvre avait été perdue, poursuit Anthony Doerr. On sait que Diogène est à l’origine d’un récit de voyages en 24 livres intitulé Les merveilles d’au-delà de Thulé, mais il ne nous est jamais parvenu. Je tenais à ce que l’histoire soit suffisamment attirante pour plaire à différentes générations d’enfants, et ce codex a peut-être été le tout premier livre de science-fiction du monde. »