Le Journal de Quebec - Weekend
LE MADRID DE LA BAIE-JAMES OASIS DU NORD
La route de la Baie-James, appelée Billy-Diamond, c’est 620 km au milieu des roches et des épinettes avec un seul et unique endroit où manger, dormir, faire le plein d’essence et utiliser son téléphone : le relais routier du km 381.
Un endroit incontournable et mythique, donc, quelque chose comme le Madrid du Nord, pour faire référence à l’époque où le célèbre établissement avait le monopole de l’autoroute 20 entre Québec et Montréal.
Quand on a roulé des heures durant dans un no man’s land indifférent sinon hostile, l’apparition du 381, aussi peu esthétique soit-il, a de quoi rassurer. On n’y trouve ni alcool ni loterie, mais de l’essence, un toit et un plat 24 heures par jour, sept jours par semaine.
« Je suis la seule qui peut éteindre un feu – c’est-à-dire une crevaison, un bris mécanique – sur 600 km », énonce fièrement la commis au service à la clientèle Nathalie Boies, que clients et collègues appellent Ma Tante.
« Les gens sont désemparés d’avoir roulé dans une route isolée sans communications. Quand ils arrivent ici, ils pensent que c’est une mini-ville », poursuit-elle.
Il faut dire que le 381 compte une cinquantaine de chambres, qu’il emploie une quinzaine de personnes. Avec les roulottes de travailleurs installées sur le terrain, le relais hébergeait l’an dernier 325 pensionnaires, selon Ma Tante.
DES CHIENS CÉLÈBRES
On s’entend, l’ensemble de baraques ne gagnera jamais un concours d’architecture même si sa rénovation par la Société de développement de la BaieJames a amené un vent de fraîcheur, selon la peintre matagamienne Stéfanie Thompson, une cliente régulière.
« C’est devenu beaucoup, beaucoup plus accueillant, apprécie-t-elle. Au début, j’avais peur d’aller aux toilettes toute seule ! [...] Toutefois, il y a encore une vision à développer pour rendre ce lieu plus chaleureux. »
« Sinon, pour les chambres, c’est bien, j’ai toujours apprécié y rester, ajoute l’artiste. Les chiens du 381 sont célèbres pour être très gentils et chasser les ours ! L’été passé, c’était deux chiens noirs. Ils couraient après sans peur ! C’était le spectacle de la soirée. »
LA CLIENTÈLE
La clientèle, ce sont des travailleurs des mines et d’Hydro-Québec, des camionneurs, des touristes, et bien sûr des Cris, puisque la route BillyDiamond conduit à cinq communautés autochtones, dont Chisasibi, qui compte environ 5000 habitants.
« Ils adorent la bouffe ici, assure Nelson Villeneuve, le gérant du 381. [...] Ils vont souvent nous dire que c’est [ici] la meilleure poutine dans le coin. Mais il n’y a pas vraiment d’autres places… »
Y A-T-IL DU RACISME ?
« Il y a tout le temps un colon qui va nous faire un commentaire plate, mais c’est rare », affirme Nelson. Selon lui, le respect est mutuel entre Cris et travail
leurs. « C’est du monde qui a des bonnes valeurs, ajoute le gérant. Et [...] veut, veut pas, on est [...] sur leur territoire. C’est eux qui nous font vivre. »
Ma Tante, elle, dit avoir appris 70 mots de cri.
VINGT ET UN JOURS DE CONGÉ
Les employés font ici des quarts de travail de 12 heures et demie pendant 21 jours.
« Des fois, je les appelle mes Vikings, parce que c’est rough, dit Nelson Villeneuve. Il y a des journées où ça n’arrête pas pantoute. »
Le bon côté, c’est qu’il y a aussi 21 jours de congé de suite. Une belle grosse fin de semaine, considère le gérant. Sauf qu’avec le roulement de personnel, en tant que chef d’équipe, il doit parfois étirer son séjour.
« Ça fait des chicanes dans le couple », admet-il.
Des gens de tout le Québec travaillent ici ; ils doivent apprivoiser l’équipe, l’isolement.
« Tu fréquentes tout le temps la même p’tite gang, même le soir, commente Nelson Villeneuve. Ce n’est pas donné à tout le monde. Il y en a qui font faire une
run et s’en vont, d’autres qui partent après trois jours. »
LE BLUES DU NORD
Ce sentiment généré par l’éloignement, l’absence d’amis, de loisirs, Ma Tante l’appelle le « blues du Nord ». Elle donne l’exemple d’une femme qui a fait l’an passé un passage fulgurant au 381.
« Elle est née au centre-ville de Montréal, raconte Ma Tante. Quand elle est arrivée, elle était trop dépaysée, elle s’est mise à pleurer. Avec le blues du Nord, les gens peuvent pleurer, “virer” une crise et tout débâtir. Il faut les sortir d’ici. »
UNE FAMILLE
Mais ceux qui restent deviennent une famille, assure Ma Tante.
Par deux fois depuis qu’elle bosse au 381, le fils d’un employé s’est suicidé. Dans une telle circonstance, relate-telle, « il n’y a plus de conflits, on est tous ensemble pis on prend soin de la personne qui a besoin d’amour. »
C’est souvent elle qui transmet les mauvaises nouvelles.
« Je me mets comme une barricade, raconte Ma Tante. J’accompagne [la personne] à sa chambre, je fais ses bagages. Je l’embarque dans son char pis je lui dis : “Tu m’appelles à toutes les stations [de téléphone], je veux avoir des nouvelles de toi.” »
MA TANTE
Traiter quelqu’un de matante peut être péjoratif. Nathalie Boies y voit une marque d’affection.
« Je trouve ça charmant, s’attendrit-elle. Ça veut dire qu’ils [clients, collègues] se sentent chez eux. J’ai le sentiment d’avoir accompli ma tâche. »
Éric Rosa est un chercheur en hydrologie qui a récemment fréquenté le 381. « C’est le coeur et l’âme de la place, dit-il au sujet de Ma Tante. Je suis convaincu qu’elle a un impact positif sur plein de gens. »