Le Journal de Quebec - Weekend
LES « PETITS CANADA » DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE L’EXODE QUÉBÉCOIS « POUR LES ÉTATS »
900 000 Québécois sont « partis pour les États » entre 1840 et 1930
Brian LeCompte a été très ému de voir sa ville natale de l’État du Maine, Lewiston, faire les manchettes internationales à la suite de la fusillade du 27 octobre dernier qui a fait 18 morts et 13 blessés – la 10e pire tuerie de masse de l’histoire des États-Unis.
« Ça m’a bouleversé de voir des quartiers que je connais bien être le théâtre d’un drame aussi épouvantable », confie-t-il au Journal quelques jours après les événements.
Jusqu’à l’âge de 19 ans, ce linguiste formé à l’Université Laval a habité cette ville de 70 000 habitants où ses parents, Robert LeCompte et Dorothée Lapointe, se sont rencontrés en 1956 et ont élevé leurs deux enfants.
Brian évoque sans effort les paroisses de Sainte-Famille, Saint-Joseph, Sainte-Marie qui se juxtaposent à Lewiston. « Et bien sûr qu’on mangeait de la tourtière et des beans à Noël ! » lance-t-il quand on l’interroge sur les traditions familiales.
PETIT CANADA
Il y a à Lewiston comme dans plusieurs villes de Nouvelle-Angleterre (Manchester, Lowell, Holyoke, New Bedford, Lawrence, Woonsocket...) des quartiers formés majoritairement de descendants de Canadiens français « partis pour les États » au tournant du 19e et du 20e siècle.
On appelle « Petits Canada » ces quartiers comptant l’église, le magasin général et les petits commerces qu’on croirait copiés-collés de Shawinigan ou Trois-Pistoles.
Il y avait à une certaine époque dans ces villes, selon l’historien Yves Roby, autant sinon plus de francophones que dans « la plupart des villes moyennes du Québec », comme il l’écrit dans Les Franco-Américains de la NouvelleAngleterre (Septentrion, 2000).
L’historien décédé en 2019, qui a consacré 30 ans de sa carrière à l’étude de cette population particulière, estime à 900 000 le nombre de personnes qui sont allées tenter leur chance aux États-Unis entre 1840 et 1930 ; les deux tiers se sont concentrés dans la Nouvelle-Angleterre, formant des ghettos avec leur langue et leur religion.
USINES ET MANUFACTURES
C’est pour fuir le chômage endémique de la plaine du Saint-Laurent que les jeunes hommes vendaient leurs biens pour mettre le cap au sud où ils auraient de meilleures chances d’assurer leur avenir dès 1830.
Les temps étaient si difficiles au Canada que l’émigration devient une « stratégie de survie » selon l’historien Roby. Le travail ne manquait pas dans les usines et manufactures de textile du nord des États-Unis.
« C’est sûr que ces immigrants constituaient le cheap labor de l’époque », reprend Rémi Francoeur, lui aussi Franco-Américain revenu sur la terre de ses ancêtres il y a quelques années.
Même si la plupart des Canadiens errants de cette époque ont fini par s’intégrer au Melting Pot américain, les Petits Canada demeurent en général des quartiers modestes jusqu’au 21e siècle. Le grand rêve américain n’a pas été bénéfique à tous.
Que reste-t-il de cette vague d’immigration en Nouvelle-Angleterre ? Plusieurs bâtiments, dont des églises, qui témoignent de la foi que la population a transportée avec elle. Et des patronymes bien de chez nous comme traces de leurs origines.
Comme le mentionne l’historien Jean Provencher, certains ont tenté de faire disparaître cette empreinte, ce qui a choqué le journal La Tribune en 1896. Le journaliste exhorte les Franco-Américains à cesser de traduire leurs noms de famille en anglais. Les Archambault y sont devenus Shamboo ; Bélanger, Baker ; Boivin, Drinkwine ; Jolicoeur, Fineheart ; Petit, Small ; Roy, King ; Leblanc, White... Et que dire des Simard devenus... SixDead?