Le Journal de Quebec - Weekend
Une BD aux multiples personnalités hautes en couleur
Elles.
Elle a tout de la jeune fille pétillante et équilibrée. Difficile de croire que cinq personnalités hautes en couleur – et pas toutes sympas – ont élu domicile en Elle… L’illustratrice belge Aveline Stokart, qui sera de passage au Salon du livre de Montréal, dévoile toutes les facettes de la série Vous vous intéressez beaucoup à la construction psychologique des personnages. Quelle influence ça a sur l’apparence que vous leur donnez ?
Quelqu’un d’introverti, de timide qui n’est pas forcément ouvert sur le monde adopte une posture et un langage non verbal qui se traduit dans tout son corps. Il y a aussi le langage des formes. La rondeur, le triangulaire et le carré aident à traduire des personnalités différentes. Par exemple, un carré c’est stable, figé et fort. Cet équilibre de trouver la personnalité d’un personnage et de le traduire à travers les formes, je trouve ça fascinant.
Comment le projet de la populaire série de bandes dessinées Elles est-il arrivé dans votre vie ?
Un peu par hasard ! Kid Toussaint, le scénariste, m’a contacté via les réseaux sociaux. Il avait vu mon travail sur Instagram et ça lui plaisait beaucoup. Il se disait qu’il y avait probablement moyen de m’amener un peu partout avec l’histoire qu’il avait conçue. Le projet de Kid me parlait beaucoup ; la quête de soi-même,
l’introspection et jouer avec toutes les émotions.
Qui est Elle ? Et dans laquelle de ses cinq personnalités vous reconnaissez-vous le plus ?
Ça dépend des moments (rires) ! Je pense que c’est ce qui est chouette avec Elle : on peut s’identifier à toutes ses personnalités, en fonction des circonstances dans lesquelles on est. Il y a beaucoup de moments où je m’identifie à Brune, parce que je suis de nature assez discrète. À d’autres moments, je vais me donner un bon coup de pied et je serai plus comme Blondie, qui fonce et qui est déterminée. Je peux également être plus en nuances, comme Rose.
Comment décririez-vous votre style d’illustratrice ?
Mon style, il est ce qu’il est ! C’est vrai qu’on peut remarquer des différences par rapport à la BD classique qui a des lignes noires de contour avec des aplats de couleurs. Moi, je n’ai pratiquement aucune ligne de contour. Je joue énormément avec la lumière et les couleurs pour créer des distinctions. J’essaie simplement de faire des images qui me plaisent bien.
Racontez-nous une rencontre marquante avec un jeune lecteur d’Elles.
Une jeune fille avec un handicap mental est venue me voir et elle était hyper émue, car elle disait être trop contente de voir qu’on aborde la différence, dans la série Elles, mais sans « diaboliser » et sans en faire un sujet central. C’est juste une caractéristique à travers laquelle se passe l’histoire. Elle était touchée de se retrouver dans ce genre de récit. C’est fou quand ça arrive… On se dit qu’on a réussi quelque chose et ça fait du bien.
Qu’avez-vous pris beaucoup de plaisir à lire récemment ?
Je suis en train de lire un livre qui s’appelle Renaître, de la célèbre pianiste Hélène Grimaud. Elle y parle beaucoup de la beauté du monde, de l’harmonie, de son amour de la nature, des animaux, ce qui fait vraiment écho à des choses qui me touchent. Je trouve que c’est très, très bien écrit, et j’ai beaucoup de plaisir à la lire. Quand une musicienne se met à l’écriture, eh bien, il y a de la musicalité aussi dans son écriture !
Et sinon, au cours de ces dernières années, quels romans avez-vous tout simplement adorés ?
J’ai beaucoup de mal à lire des romans contemporains. Alors j’ai réfléchi et je crois que les deux derniers romans contemporains que j’ai lus sont Les particules élémentaires de Michel Houellebecq et Le parfum de Patrick Süskind. Pour écrire mes livres, je dois lire des dizaines, voire des centaines de livres, et après j’ai une saturation cérébrale. Et du coup, je me détends en lisant Les contemplations de Victor Hugo, en lisant la poésie de Christian Bobin. Ça me permet de quitter un peu le mental pour être vraiment dans l’émotion, dans une lecture qui m’apaise. Donc je relis plutôt des romans classiques. Le rouge et le noir de Stendhal, L’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Récemment, ça a été Àla recherche du temps perdu de Proust. J’ai plus envie d’aller chercher les madeleines de ce que j’ai aimé et que j’avais envie de redécouvrir, que de lire des nouveautés. J’ai très peu de temps et les classiques sont des valeurs sûres !
Du côté des romans québécois, vous avez eu quelques coups de coeur ?
Tiens, c’est vrai, j’ai lu Kim Thúy il y a cinq ans. J’ai découvert Kim Thúy parce que j’ai fait une émission avec elle au Québec, et ça m’a donné envie de la lire. Et du coup, j’ai lu Ru, que j’ai trouvé remarquable. Après, j’ai lu Mãn, qui était sur une cuisinière. Je trouve qu’elle a une belle écriture, très fine, avec un sens du détail et de l’humour. Je me suis dit : ça, c’est une belle romancière ! J’ai aussi lu Jean Proulx, un philosophe québécois qui a écrit de très beaux livres. Je vous donne deux-trois titres que j’ai lus : Grandir en humanité, Le dieu cosmique, qui est le dieu de Spinoza, d’Einstein, etc., En quête de sens. C’est un philosophe qui s’intéresse au même sujet que moi, la philosophie existentielle. Je l’ai rencontré deux ans avant sa mort, en 2021, et c’était un homme absolument charmant.
Vous avez lu l’oeuvre de nombreux philosophes durant votre jeunesse. Quel livre a été pour vous plus marquant que tout autre ?
Je pense à Éthique à Nicomaque d’Aristote. Nicomaque, c’était son fils. Et Éthique à Nicomaque, c’est un livre de philosophie éthique. La question, c’est le bonheur. Pourquoi est-ce qu’on recherche le bonheur ? Qu’est-ce qui nous permet d’être heureux ? Donc il nous parle de l’amitié, il nous parle de la contemplation, il nous parle de la vertu. C’est un livre remarquable que j’ai lu vers 18-19 ans qui m’a vraiment donné l’envie de devenir philosophie. Il est très clair, très limpide. Sans avoir fait d’études de philosophie, c’est vraiment un livre que tout le monde peut lire.
Quel livre conseilleriez-vous à tout le monde de découvrir ?
Le journal d’Etty Hillesum, qui a été publié sous le nom Une vie bouleversée. C’est une jeune femme qui a été déportée parce qu’elle était juive et elle a été dans le camp de transit de Westerbork. Et dans ce camp, elle a écrit des lettres admirables d’humanité, de beauté. Au sein de l’horreur absolue, elle arrive à parler de la joie de vivre. Pour moi, c’est un chef-d’oeuvre. C’est un des plus beaux livres que je connaisse.
Que lisez-vous en ce moment ?
Pensées pour moi-même de MarcAurèle. C’est un empereur romain philosophe du 2e siècle. J’ai pris la décision d’écrire mon prochain livre sur lui. Du coup, je commence par lire ses pensées parce que je trouve que c’est extraordinaire qu’un empereur ait pu avoir autant de conscience philosophique. C’est un homme qui a cherché à mettre en pratique pendant les 20 ans où il était empereur toute sa philosophie. Donc de pardonner à ses ennemis, d’être toujours juste, c’est lui qui a interdit que les gladiateurs se battent à mort. Je me suis dit qu’il méritait une biographie intellectuelle !
Ensuite, qu’est-ce que ça sera ?
J’ai été à La Réunion et j’ai participé à un débat avec quelqu’un qui a eu le prix Goncourt il y a quelques années. Il s’appelle Mohamed Mbougar Sarr et le livre que je veux lire de lui s’intitule La plus secrète mémoire des hommes.
Est-ce qu’il y a un dernier livre dont vous aimeriez parler ?
Oui, j’ai adoré Correspondance d’Abélard et Héloïse. Donc c’est un livre médiéval ! Les lettres d’Abélard sont moyennes. Mais les lettres d’Héloïse sont remarquables et je trouve cette correspondance extrêmement stimulante.