Le Journal de Quebec - Weekend
LE GRAND RETOUR DE GASTON LAGAFFE
Après un litige médiatisé entre les éditions Dupuis et la famille d’André Franquin, la reprise de Gaston Lagaffe par le bédéiste québécois Delaf trouve enfin le chemin des librairies.
Marc Delafontaine se passe de présentation. Co-créateur de la célèbre série Les Nombrils – débutée dans les pages du mensuel humoristique québécois Safarir en 2004 avant de rapidement faire le saut dans les pages de l’hebdomadaire belge Spirou ,oùles dix albums produits totalisent plus de 2,5 millions d’exemplaires vendus –, l’artiste sherbrookois était destiné à reprendre Gaston Lagaffe.
« Enfant, je me suis développé une fascination pour le personnage. C’est cette série qui m’a transmis l’amour de la BD », se remémore l’illustrateur. « J’étais à ce point obsédé que je me confectionnais des affiches du personnage et même un costume d’Halloween. »
L’influence du grand maître est indéniable lorsqu’on pose le regard sur le trait souple et expressif de Delaf de ses travaux précédents.
GENÈSE D’UNE REPRISE
C’est en 2010 que remonte la genèse de cette reprise. À l’époque, le journal Spirou demande à Delaf d’illustrer Gaston en couverture, dans son style à lui.
« Bien que je me suis évidemment amusé à réaliser cette illustration, j’ai éprouvé un certain malaise a posteriori, du fait que je tirais le personnage de Franquin vers mon graphisme. »
Sept ans plus tard, soit dans le cadre des festivités du 60e anniversaire de création du personnage, les éditions Dupuis invitent 60 bédéistes à produire une planche hommage. Delaf est évidemment du nombre. Ce dernier ne respecte toutefois pas la consigne de s’exécuter dans son style.
« J’ai plutôt opté pour le mimétisme. J’ai mis trois semaines à réaliser cette planche. Malgré tout ce travail, je n’ai que gratté la surface. »
Le résultat est flippant : Gaston revit, l’instant de cette planche.
Quelques mois plus tard, l’éditeur sonde l’intérêt de Delaf pour un album reprise.
« Cette proposition inattendue m’a propulsé dans un monde parallèle. J’ai évidemment voulu essayer, sans toutefois être certain d’y arriver. Chose certaine, je savais qu’un tel projet exigeait un grand investissement de temps. C’est un univers tellement personnel », explique Marc Delafontaine. « Je ne suis pas du niveau de Franquin. Personne ne l’est. Avec cet album, j’ai voulu lui rendre hommage. Mais aussi, pour le petit garçon de 10 ans que j’étais, j’ai fait l’album que j’aurais aimé lire. »
Il aura mis quatre années à boucler les 44 planches de ce 22e tome simplement intitulé Le retour de Lagaffe.
INGRÉDIENTS D’UN CHEF-D’OEUVRE
Qu’est-ce qui fait de Gaston Lagaffe un personnage iconique tant aimé ?
« Les trois éléments indissociables sont un extraordinaire dessin, une riche galerie de personnages et l’aspect méta de la rédaction du Journal Spirou où se déroulent les mésaventures de l’antihéros. »
C’est à la période de l’âge d’or de la série, soit dans la décennie 70, que Delaf choisit d’ancrer son album. Toute la joyeuse bande revient, même le pauvre Fantasio.
Signe de sa grande connaissance de l’univers, il se permet même de ramener un personnage que Franquin regrettait de ne pas avoir exploré davantage comme il l’avait affirmé dans les fascinants entretiens accordés à Numa Sadoul dans l’ouvrage Et Franquin créa La Gaffe : celui du bédéiste qui se fait inexorablement refuser toutes ses bandes qu’il propose à la rédaction. Comme pour Les Nombrils, Delaf choisit judicieusement de broder l’album d’un fil rouge.
Le résultat dépasse les attentes, n’en déplaise aux puristes qui geignent sur les médias sociaux. Delaf multiplie les clins d’oeil au présent, propose d’ingénieux et hilarants gags par le truchement d’un trait vif et ondulant si près de celui du créateur. Plus important encore, il y investit tout son coeur.
S’il nous fait rire à gorge déployée à plusieurs reprises, Delaf ne perd jamais de vue que Franquin avait fait de Gaston un être foncièrement sensible. Tout comme Karine des Nombrils, l’illustre personnage est un être en marge qui pose un regard différent sur la vie, notamment quant aux thèmes de l’environnement, de la consommation et de l’amitié.
Delaf réussit l’impossible : faire revivre Gaston sous nos yeux. Le petit garçon de 10 ans que j’étais l’en remercie. Et le chroniqueur de 47 ans salue l’humilité, l’immense respect et l’incommensurable talent dont il fait preuve. Gaston est bel et bien de retour.
Dans la 21e enquête de Maud Graham, ,la talentueuse et toujours très pertinente Chrystine Brouillet fait le portrait d’une société souffrante où tout se dégrade à la suite de la pandémie. Une situation économique difficile, un tissu social fragilisé qui s’effrite dangereusement, l’itinérance, une hausse de l’intolérance, l’intensification inquiétante de la criminalité. L’homophobie toujours présente.
Elle montre que la cupidité et la soif de vengeance sont bien présentes chez certains, même si, pour d’autres, l’entraide et la rédemption sont encore des valeurs importantes.
Héroïne de la série, Maud Graham constate elle aussi que dans sa propre ville – Québec –, la pauvreté, l’itinérance, la toxicomanie et les crimes sont en hausse. Des événements liés à cet état de fait ponctuent son quotidien d’enquêtrice et celui des membres de son équipe.
Même constat du côté de son fils Maxime, qui est patrouilleur à
Longueuil dans le cadre d’un programme de police de proximité. Ils sont tous les deux atterrés par la violence et la misère qu’ils rencontrent. Dans cette nouvelle enquête, un ado, Lucien Jutras, se cherche lui-même depuis que sa mère est décédée, au début de la pandémie de COVID-19. Il se demande si ça vaut le coup de terminer son secondaire alors que les cours sont en présentiel un jour sur deux. De plus, sa relation avec son père, Marc-Aurèle Jutras, un riche entrepreneur de Québec, va de plus en plus mal. Il trouve qu’il n’a pas grandchose en commun avec lui. Quand il tombe amoureux d’un autre garçon prénommé Jacob, Lucien se sent renaître. Mais cette relation est loin de faire l’affaire de Marc-Aurèle Jutras, qui ne le prend pas.
DES MENTALITÉS QUI CHANGENT ?
Chrystine Brouillet trouve qu’il y a du travail à faire sur bien des plans, au chapitre de l’évolution des mentalités. Et c’est ce qu’elle cible dans ce nouveau roman.
« Quand j’ai commencé à écrire, naïvement, je me disais que la violence conjugale, à force d’en parler, ça allait changer... Et regarde: je suis encore en train de parler de personnes qui sont tellement négatives, dangereuses même, par rapport à tout ce qui est LGBTQ », commente-t-elle en entrevue.
« Je ne peux pas croire qu’en 2023, il y a encore des parents qui trouvent que leur enfant gai serait mieux mort que vivant. Mais ça existe encore.
Il y a encore des jeunes qui se font mettre à la porte parce qu’ils sont homosexuels. Voyons donc... en 2023 », s’indigne-t-elle.
Chrystine Brouillet note qu’il y a de gros problèmes dans notre société, que l’itinérance est bien réelle, la récession aussi.
« Les maisons d’hébergement, ça explose. Les maisons qui aident à nourrir les gens, ça explose partout. Il n’y a pas d’argent. Et cet argent, il faudrait qu’il soit là quand même pour aider ces gens-là. »
MANQUER D’ARGENT
Quand elle a entamé l’écriture du Mois des morts, l’écrivaine note qu’elle entendait souvent dire qu’une fois la pandémie terminée, tout allait revenir en ordre. « Mais non. Je n’ai jamais pensé que c’était possible. Ce que j’ai pensé, c’est qu’on allait manquer d’argent. »
« Et c’est ce qui se passe », continue-t-elle. « Je savais qu’il fallait que je parle de l’itinérance des jeunes qui sont dans la rue. Des gens – pas juste des jeunes – qui se retrouvent acculés au pied du mur, pour toutes sortes de raisons. La situation est de pire en pire. Je suis inquiète pour tous les gens qui sont à la rue : où est-ce qu’ils vont aller ? »
UNE VISITE À LAUBERIVIÈRE
Pour se documenter, Chrystine Brouillet a visité la Maison de Lauberivière, à Québec.
« On m’a accueillie formidablement et j’ai vraiment appris beaucoup sur cette situation-là. Mais les murs ne sont pas élastiques. Ils servent des repas. Mais tu ne peux pas servir des centaines de repas si tu n’as pas des revenus pour ça. Où sont les donateurs ? Il faudrait qu’il y en ait plus. »
■ Chrystine Brouillet a écrit plus de 50 romans, surtout policiers.
■ Sa série mettant en scène la détective Maud Graham remporte un énorme succès, avec plus de 900 000 exemplaires vendus.
■ Elle a publié aussi le roman gastronomique Chambre 1002.
■ Elle a en outre écrit des nouvelles et dirigé des collectifs.