Le Journal de Quebec - Weekend
400 NAVIRES ONT COULÉ autour de l’île d’Anticosti
En novembre 1828, un navire parti de Québec avec 30 personnes à bord, le Granicus, fait naufrage à l’est de l’île d’Anticosti. Au printemps suivant, des Madelinots découvrent une scène d’horreur : des corps humains à moitié dévorés, des bras et des jambes suspendus à des séchoirs à viande et reposants dans des barils de saumure.
« Nous prîmes d’abord cela pour des porcs […]. Je n’ai jamais oublié l’horreur qui s’empara de nous lorsque nous reconnûmes que c’étaient des corps humains qui étaient mutilés de la sorte », racontera un des témoins à Placide Vigneau, un gardien de phare de Mingan auteur des Récits de Naufrage rédigés à la fin du 19e siècle.
Le tragique destin de l’équipage du Granicus et le récit du cannibale fraîchement décédé ne forment qu’un seul chapitre de la longue histoire des naufrages d’Anticosti.
CIMETIÈRE DU SAINT-LAURENT
« Il y aurait eu plus de 400 naufrages depuis la découverte de l’île d’Anticosti par Cartier en 1535 », écrivent Yoanis Menge et Alexandre Gaudreau dans Lumière sur Anticosti, paru en 2005 (Éditions Sylvain Harvey).
L’imprécision des cartes, les fréquents brouillards, les courants changeants « et la sournoise plateforme du littoral » ont toujours rendu la navigation périlleuse dans le golfe du Saint-Laurent, ajoutent les auteurs.
Les visiteurs d’Anticosti ne manquent pas de photographier les épaves demeurées sur les côtes comme autant de vestiges des accidents qui ont mis fin à leurs courses. Les rivières elles-mêmes portent le nom de bateaux abîmés : Galiote, Brick… Des noms de lieux évoquent ces drames : baie du Naufrage, pointe des Morts, pointe à la Goélette.
Autre sujet de photographie : les sept phares construits depuis 1831 autour de l’île pour montrer la route sûre et diminuer les échouages.
LE « REEF »
Au-delà des pièges communs aux eaux tumultueuses du golfe, Anticosti a ses particularités géologiques datant de plus de 445 millions d’années. « C’est la plateforme littorale submergée à marée haute qui entoure l’île, que tout le monde appelle le reef, qui explique le grand nombre d’accidents », précise André Desrochers, professeur auxiliaire de géologie sédimentaire à l’Université d’Ottawa qui mène des recherches sur Anticosti depuis plus de 35 ans.
Alors que les timoniers se croient à une distance raisonnable du littoral, les flancs de leur navire s’y sont fracassés sans interruption depuis 400 ans.
Pour le chercheur scientifique, cette structure rocheuse recèle des traces inestimables du lointain passé de la vie sur Terre et c’est entre autres ce qui lui a valu en septembre 2023 une inscription parmi les sites du patrimoine mondial de l’UNESCO. « C’est la particularité géologique de l’île qui en fait justement sa richesse », explique M. Desrochers, qui a dirigé le comité scientifique ayant mené à son inscription sur la Liste du patrimoine mondial.
Sources : Vigneau, Placide, Récits de naufrages, 18291902. Archives nationales du Québec à Sept-Îles, fonds Placide Vigneau (P48, S1, D2.6). L’ouvrage a été publié en 2021 par VLB Éditeur. Samuel Côté, Le monde des épaves au Québec, Éditions GID, 2020.