Le Journal de Quebec - Weekend
ROMANS D’ICI MUSCLÉ DU CORPS ET DE LA TÊTE !
Le titre et la couverture l’annoncent : Proust au gym est déroutant ! Pourquoi accorder grande littérature et séances d’entraînement ?
Anthony Lacroix, narrateur de Proust au gym (et alter ego de l’auteur), rédige une maîtrise en lettres à l’Université du Québec à Rimouski, mais il est aussi passionné de sport et de lecture. La faute à son père dans le premier cas, à sa mère pour le deuxième.
Il veut que papa et maman soient fiers de lui, et puis il veut perdre 20 livres, et aussi lire À la recherche du temps perdu, et se donner de l’énergie pour écrire son mémoire – le tout en deux sessions. « Je travaille mieux sous la pression », comme il l’écrit.
Afin de rentabiliser son temps, Anthony écoutera donc Proust sous forme de livre audio quand il va au gym. Ceci représente 128 heures et 6 minutes d’écoute et d’entraînement, qu’il découpe en objectifs précis.
Son programme détaillé est présenté tout au long du récit, rédigé en vers libres.
Ça démarre en lion, sous le mantra « un coeur tendre dans un corps ferme ». Et que je lève des poids de 40 livres, et que j’enfile les push-up par dizaines, et que je cours tous les jours 15 minutes, et que j’écris quotidiennement 350 mots de mon mémoire en prévoyant des dates précises pour le dépôt de chaque chapitre.
Quelques pages plus loin, déjà il y a des rectificatifs : il n’y a plus de poids de 40 livres, le jogging est ramené à 9 minutes quotidiennes, et 300 mots par jour deviennent suffisants.
Le plan sera en fait maintes fois modifié. « Plus le temps avance moins je respecte mon programme », admet le narrateur.
C’est peut-être l’influence de Proust. Car peu à peu Anthony s’identifie à l’univers du mythique écrivain français : « je me laisse envahir par l’intensité de la Recherche ». Il aimerait être Marcel Proust, mais il ressemble surtout aux personnages « dont on ne se souvient pas ».
N’empêche que c’est Marcel qui l’accompagne, et qui sera là jusqu’au bout.
QUI A LE TEMPS ?
D’une plume érudite et moqueuse, Anthony Lacroix illustre parfaitement les paradoxes de nos sociétés qui poussent à la performance sans se demander si c’est réaliste ou si ç’a du sens. Le narrateur n’a d’ailleurs personne avec qui partager ses obsessions.
Pire encore, ses objectifs s’éloignent à mesure que les semaines avancent : « toute la pression que je me mets ne sert à rien ».
Il sait par contre quelle souffrance des muscles se cache sous son air de bonne santé. Et il se remet en question : pourquoi pas un DEP en mécanique automobile plutôt que cette foutue maîtrise !
Au fond, ne vaudrait-il pas mieux vivre dans un roman où l’on a le temps de se promener et de « discutailler » ? Mais c’est impensable dans notre époque pressée ! À moins de se regarder aller – comme Lacroix, l’écrivain, le fait avec brio.
PROUST AU GYM
Anthony Lacroix Éditions De ta mère 112 pages 2024
Écrivaine perspicace, authentique, sensible, Geneviève Lagacé porte un regard tendre, mais lucide sur les premiers émois amoureux des jeunes adultes dans son premier roman, L’été des papillons .Un roman qui montre que l’amour peut toujours nous tomber dessus, même quand on pense que c’est foutu et que rien ne va plus. Coups de foudre, déceptions, coups de coeur, non-dits : l’autrice raconte une histoire au plus près des émotions et de la vie.
Ofélia n’a pas encore 20 ans, mais cumule les déceptions amoureuses. Rien ne va plus pour elle. Tant et si bien qu’elle a décidé de faire une croix sur l’amour avec un grand A. Le comble : les hommes qui l’intéressent finissent dans les bras d’Aurélie, une amie de longue date. Déception d’amitié en bonus.
Un jour, Médérick, le chanteur d’un groupe de musique, croise son regard. Le petit coeur fermé d’Ofélia s’ouvre un peu. Elle est à la fois émerveillée et angoissée. Mais tout ce qui brille n’est pas or…
LA TECHNOLOGIE
Geneviève Lagacé constate que les rencontres amoureuses chez les jeunes adultes sont de plus en plus complexes, biaisées par la technologie, dans son roman.
« J’ai l’impression que c’est difficile, aujourd’hui, dans la mesure où on a accès à tellement de choses. Il n’est pas question des applications dans mon roman, mais en général, on va passer beaucoup par les communications par textos ou par messages. Par le numérique. Et j’ai l’impression que beaucoup de choses se perdent dans la communication à cause de ça. »
« J’ai l’impression qu’on va donner des intentions à la personne, alors que ce n’est peut-être pas ce qu’elle a voulu dire. On va donner un ton. On interprète les messages qu’on reçoit parce que la personne n’est pas nécessairement devant nous quand on reçoit le message. »
Ce qui peut donner lieu à beaucoup d’erreurs d’interprétation.
« C’est une des choses que je voulais mettre en scène dans L’été des papillons. Au lieu de poser les questions, on va essayer de trouver nous-mêmes ce que la personne a voulu dire ou ce que la personne ressent. Je ne pense pas que ce soit nécessairement générationnel. C’est plutôt personnel. »
Geneviève Lagacé parle aussi de l’insécurité ou même de l’anxiété liée aux débuts amoureux. Ofélia décide, à 19 ans, de fermer son coeur pour ne pas avoir mal.
FERMÉ… OU RÉTICENT
« Ça ne m’est pas arrivé à moi ni parmi mes amis que je vois depuis longtemps. Mais il y a des gens dans mon entourage à qui, oui, c’est arrivé. Je ne pense pas qu’ils sont fermés complètement, mais ils ne vont pas aller vers des relations amoureuses, d’emblée. Je ne pense pas qu’ils sont fermés complètement, mais ils ont une certaine réticence face aux relations amoureuses. Mais on ne sait jamais, au final… »
« Ofélia se dit aussi que ça n’arrivera jamais… mais on ne sait jamais quelles personnes vont croiser notre route. »
Manu Larcenet loge au panthéon du 9e art. Que ce soit via les albums Le combat ordinaire, Blast, Le retour à la terre (avec Ferri), Donjon parade (avec Sfar et Trondheim), Le Rapport de Brodeck (adapté du roman de Philippe Claudel), Thérapie de groupe, il s’affirme comme le prince noir de la bande dessinée contemporaine, tant dans le spectre de la comédie que celui du drame, qu’il fréquente avec une aisance inédite. Sa récente adaptation de La Route du romancier américain Cormac McCarthy prouve qu’il porte en lui le chaos nécessaire afin d’enfanter une étoile qui danse.
Lorsqu’on lui proposa d’adapter La Route de McCarthy, Larcenet ignorait tout du prix Pulitzer et de son statut d’oeuvre culte.
« J’avais vu le film que j’avais bien aimé, ainsi que No country for old men, sans plus. Je pensais – à tort – que ce roman était anonyme », avoue l’artiste français.
« Pour la première fois de ma vie, j’ai dû rédiger une lettre de motivation adressée à McCarthy. Nous étions trois artistes à soumissionner. C’est moi qui l’ai eu! »
Impossible d’imaginer qui que ce soit d’autre à la barre de cette magistrale adaptation en séquence narrative illustrée. Car non seulement Larcenet fait de ce chef-d’oeuvre du 5e art un chefd’oeuvre du 9e, il le fait sien au point où l’on oublie McCarthy.
« J’avais bouclé une trentaine de pages lorsque j’ai appris son décès. J’ai reçu ça comme un coup de massue, car il ne serait plus là pour me dire si je le trahissais », dit-il.
MONDE D’APRÈS
Si André Franquin nous avait mis en garde contre l’irrémédiable désastre à venir avec ses Idées noires, et alors qu’Héctor Oesterheld et Francisco Solano López nous ont plongés au coeur de l’apocalypse avec L’éternaute, Manu Larcenet nous convie quant à lui au monde « d’après », là où l’humanisme cède le pas au survivalisme sauvage.
Un père et son fils sillonnent une route dans l’espoir de trouver refuge. Tout autour d’eux flottent désolation et cendres.
« Dans mon adaptation du roman
Le Rapport de Brodeck, j’avais mis en images l’humidité des montagnes. Ici, je me suis mesuré aux nombreuses possibilités graphiques de la cendre. J’ai bossé dur, car au début, c’était trop propre. J’ai donc gommé les pieds des personnages, comme s’ils marchaient sur un nuage », confie l’artiste.
Le principal défi de cette adaptation réside à n’en point douter dans sa mise en images. Comment transposer ce roman atypique comptant somme toute peu de dialogues en cases ?
« Ce qui était compliqué, c’était de faire comprendre la notion du temps qui passe dans cette succession de saynètes. Comme il y a peu de texte, j’ai voulu noyer le lecteur dans une surabondance graphique. Question de me mettre au diapason du rythme du roman. »
Travaillant ses cases comme des gravures à la Gustave Doré, Larcenet dote le récit d’une époustouflante syntaxe graphique, dessinant le silence comme pas un. D’ailleurs, c’est la toute première fois qu’il propose un dessin strictement réaliste.
« C’est terrible ! » s’amuse-t-il. Il s’octroie d’ailleurs quelques réjouissantes libertés, dont l’insertion d’oiseaux dessinés par le grand Sempé « parce que j’étais incapable de les dessiner aussi bien que lui ».
Un puissant contraste qui nous pourfend l’âme.
CHEF-D’OEUVRE DROIT DEVANT
Finalement, La Route se traverse comme un rêve fiévreux dont on ressort étourdi et transfiguré.
Nous arpentons l’inconcevable et l’insoutenable, le souffle coupé par le majestueux génie graphique de Larcenet.
L’émérite artiste réussit à densifier et stratifier la charge émotive du roman. Comme le disait si justement l’humoriste français Pierre Desproges : « J’aime bien les histoires qui finissent mal. Ce sont les plus belles, car ce sont celles qui ressemblent le plus à la vie. »
Larcenet nous fait ici cadeau d’une oeuvre qui transpire la résilience, qui insuffle une violente et nécessaire pulsion de vie.
L’album La route arrive au Québec le 15 mai.