MONTRÉAL: UN CANDIDAT À VENIR
Si la relève était assurée à Juste pour rire, Gilbert Rozon serait candidat à la mairie de Montréal. Ce n’est pas sans un certain regret qu’il admet ne pouvoir donner suite à sa candidature. Elle mettrait en péril l’avenir de son groupe, qui a un chiffre d’affaires d’environ 100 millions $ et dont le festival montréalais fête cet été son 30e anniversaire. «À Juste pour rire, nous sommes des fabricants de bonheur depuis 1983.»
L’homme de 59 ans, qui garde la fougue et l’enthousiasme de ses 20 ans, brûle du désir de servir. Alors que presque tous les entrepreneurs lèvent le nez sur la politique, lui trépigne à l’idée de sauter dans l’arène. S’il ne le fait pas maintenant, c’est que Juste pour rire a encore besoin de lui pour assurer sa pérennité et continuer sa spectaculaire évolution. «Il n’y a pas si longtemps, je croyais que mon rôle de président était uniquement d’avoir des idées et de lancer des projets, les autres n’ayant qu’à poursuivre dans l’élan. Consolider l’entreprise fait aussi partie de mes responsabilités.»
QU’ON SOIT INDÉPENDANTISTE OU QU’ON SOIT FÉDÉRALISTE, ON DEVRAIT TOUS TRAVAILLER À L’AUTONOMIE FINANCIÈRE DU QUÉBEC
Quoiqu’il ait renoncé pour l’instant à la mairie de Montréal, il garde l’oeil ouvert sur le monde politique. Au cas où une niche s’ouvrirait au moment opportun. Pour que je comprenne que son intérêt dépasse les limites de la métropole, il m’affirme aimer follement Montréal, adorer le Québec et le Canada. «Je suis même fou des Rocheuses, dit-il en souriant, avant d’ajouter que nous avons au Canada un système parlementaire qui fonctionne, une constitution exemplaire et des chartes qui garantissent les droits et la liberté de chacun. Nous oublions souvent à quel point nous sommes privilégiés.»
C’EST IMPORTANT DE S’IMPLIQUER
Si plus d’un est devenu cynique face à la chose publique, ce n’est pas le cas de Rozon. Au moment de la crise étudiante, s’il a rappelé aux leaders qu’ils devaient se montrer plus responsables, c’est qu’il est convaincu de l’importance de s’impliquer quand on est en situation d’influence. En se montrant critique des carrés rouges, Rozon ne s’est pas fait que des amis. «À 40 ans, j’ai décidé d’être franc et direct et d’arrêter de mentir, même pour faire plaisir. Aujourd’hui, je ne ressens plus le besoin maladif d’être aimé et de séduire.»
Il juge encore opportune son intervention de l’an dernier. Une intervention dont il a su tirer parti lors d’un gala en faisant un numéro avec Léo Bureau-Blouin. La performance restera mémorable dans les annales de Juste pour rire et montre bien que son fondateur a toujours le sens de l’autodérision.
L’époque est difficile et les années à venir le seront encore plus. «Nous en sommes à une deuxième génération qui n’a pas connu l’austérité, qui n’a pas eu à s’imposer de sacrifices, mais ce temps béni est révolu. Nous devons apporter des correctifs et nous imposer des contraintes. C’est difficile, parce que nous sommes gâtés à l’os.»
MÊMES RÉACTIONS QU’EN FRANCE
Sans être aussi dramatique, la situation du Québec ressemble à celle de la France et nos réactions sont les mêmes que celles des Français. «Chacun est conscient qu’on ne peut continuer de dépenser l’argent qu’on n’a pas, que l’État ne peut subvenir aux besoins de tout un chacun, mais personne ne veut qu’on touche à ses acquis, personne n’est prêt à accepter des sacrifices. Il faut qu’on se réveille, qu’on devienne réaliste.»
Parlant de l’avenir du Québec, Rozon s’enflamme. Son ton se fait plus grave, il élève la voix, il gesticule. On dirait déjà un politicien en campagne. «Qu’on soit indépendantiste ou qu’on soit fédéraliste, on devrait tous travailler à l’autonomie financière du Québec. Ça ne me plaît pas de savoir qu’on est dépendant de la péréquation, que les sables bitumineux sur lesquels on lève le nez nous permettent de préserver nos régimes sociaux. Je voudrais être une province qui donne plutôt qu’une province qui reçoit l’argent de ses voisins.»
Rozon est à contre-courant des idées qui ont cours au Québec sur l’immigration. «Les États-Unis sont un microcosme de l’univers. On y a reçu et on continue d’y recevoir des immigrants de toutes les parties du monde. Le choc de tant de cultures différentes est une source inépuisable d’énergie.»
Leur immigration tous azimuts crée un tel dynamisme qu’il ne faut pas décompter les États-Unis comme plusieurs le font. «L’apport d’étrangers venus des quatre coins du monde est si vivifiant que les États-Unis réussiront à se sortir du pétrin encore une fois pour continuer de dominer le monde durant plusieurs années.»
L’ANGLAIS, C’EST LA LANGUE COMMUNE
Question langue, Rozon est aussi à contre-courant. «Ce n’est pas en apprenant l’anglais qu’on va perdre notre langue.» S’il est d’accord pour qu’on oblige les immigrants à apprendre le français, il pense qu’on devrait aussi leur faciliter l’étude de l’anglais. «Comment faire croire à un étranger qui vient au Québec, donc en Amérique, que le français va lui suffire? Qu’on aime ça ou non, l’anglais, c’est la langue du commerce, celle de la science et aussi celle de la culture.»
Comme pour confirmer l’importance qu’il accorde à l’anglais comme au français, deux bustes trônent dans le grand bureau qu’il partage avec son assistante: celui de Shakespeare et celui de Molière. «Quand je reçois quelqu’un, dit-il en riant, je l’assois dans le fauteuil que surplombent les bustes de ces personnages. Difficile de perdre le sens des proportions quand on a deux génies qui nous soufflent dans le cou!»
Le sens des proportions, Rozon ne l’a pas toujours eu et c’est tant mieux.
En 1982, après deux ans de succès, fort des plus de 100 000 spectateurs que La grande virée avait attirés à Lachute, il tente le coup à Montréal et déménage son festival au parc Richelieu. L’échec est retentissant et il se retrouve avec des dettes d’un million de dollars. N’importe qui d’autre aurait déclaré faillite. Pas Rozon. Encore fraîchement diplômé en droit de l’Université de Montréal, il connaît trop bien les conséquences d’une faillite pour y consentir. «J’ai toujours refusé d’être prisonnier de mes limites.»
Pour que Rozon et ses collaborateurs aient toujours sous les yeux leurs bons coups comme les mauvais, tout l’immeuble de Juste pour rire, boulevard Saint-Laurent, est pavoisé d’affiches, de photos d’artistes, de badges, de fanions, de drapeaux et de caricatures. Si le souvenir des triomphes prend beaucoup de place, celui des insuccès est aussi en évidence sur les murs.
IL MET AU POINT SON GRAND PROJET
L’aventure catastrophique de Pointeaux-Trembles est une véritable illumination. Rozon sait désormais qu’il doit créer un projet qui soit original et lui ressemble, qui soit festif et rassembleur et ne dépende pas d’une langue ou d’une culture particulière. Il a déjà trouvé le nom, français et anglais: Juste pour rire, Just for Laughs. Pour établir solidement la marque, il a besoin d’une identification visuelle aussi indémodable que le Bibendum de Michelin. Il fait donc appel au dessinateur Vittorio Fiorucci et, pour la signature musicale, au compositeur Serge Fiori, deux artistes branchés, au sommet de leur art.
À l’époque, la commission gouvernementale sur l’audiovisuel que je présidais vient de publier son rapport et Rozon sait que je
travaille avec Clément Richard, le ministre des Affaires culturelles. Il prend rendezvous, se présente à mon bureau avec le sourire affable qui le quitte rarement, et me demande de l’aider à rencontrer le ministre. Il veut l’entretenir d’un grand projet.
Ce projet hors du commun, il l’emballe de propos convaincants et enthousiastes et le présente à Clément Richard, qui se laisse prendre. Sûr que Juste pour rire contribuera au rayonnement du Québec, il promet l’appui de son ministère. Rozon n’a pas besoin de beaucoup plus pour plonger tête première.
Il ne lui reste qu’à trouver l’astuce qui assoira sa crédibilité de créateur et producteur. Cette fois, il sort de son chapeau le plus inattendu des lapins: convaincre Charles Trenet de remonter sur scène. On a presque oublié ce compositeur-interprète, mais Rozon se rappelle que ses chansons ont bercé son adolescence. Encore faut-il trouver Trenet dont il ignore tout.
Rozon débarque à Paris. Après mille démarches, il finit par apprendre que Trenet habite à Nogent-sur-Marne, à une quinzaine de kilomètres de Paris. Il s’y rend, mais se heurte à un secrétaire qui n’est ni amène ni à jeun. Pas question de contourner ce garde- chiourme. C’est à lui que Rozon doit faire son offre: 50 000 $ pour un récital au Théâtre St-Denis, frais de séjour et de voyage en sus. L’offre est relayée au «maître» qui exige un contrat en bonne et due forme.
LA LEÇON DE TOUTE UNE VIE
Commence alors un interminable va-etvient entre la capitale française et Nogentsur-Marne. Au septième voyage, Rozon n’en peut plus des tracasseries qu’on lui fait sans jamais lui permettre de rencontrer le chanteur. Cette fois, bien décidé à en finir, il emmène avec lui une secrétaire qui emporte une machine à écrire, des feuilles volantes et des papiers carbone. Son offre est finalement acceptée. Avec des suppléments onéreux: il devra payer les impôts que le gouvernement canadien réclamera à Trenet, qui ne veut pas se produire sans un orchestre symphonique. Rozon conclut l’affaire en se demandant comment il pourra respecter ses engagements.
Pour réduire ses risques, il arrive à vendre 50 billets VIP à 1000 $ pièce avec promesse de rencontrer la vedette. Le jour du récital, l’orchestre symphonique improvisé répète durant des heures. Le soir venu, Trenet annonce qu’il va chanter accompagné uniquement d’une basse et de deux pianos. «Mon orchestre?» demande Rozon, affolé. «En temps et lieu», répond Trenet.
Trenet interprète d’affilée 13 chansons, salue et sort de scène. L’assistance applaudit, mais en redemande, visiblement frustrée. Trenet revient, interprète cinq autres chansons, puis, le ton malin, annonce qu’il va interpréter une dernière chanson peu connue. Un rideau se lève découvrant les musiciens de l’orchestre et Trenet entonne
La mer, le plus inoubliable de ses succès. L’assistance est médusée et l’ovation est instantanée. Elle dure 17 minutes.
Dix-sept minutes qui consacrent à jamais Rozon comme imprésario. «Ce premier récital fut une grande leçon. Même si l’orchestre m’avait coûté un bras, Trenet avait décidé de l’utiliser uniquement pour sa finale afin de la rendre inoubliable. Il n’accorda aucun rappel, expliquant qu’il faut toujours laisser les spectateurs sur leur appétit.»
Si, dans le milieu du show-business, on le considère comme un magicien à qui tout réussit, Rozon avoue le devoir à cette première expérience avec Charles Trenet, dont il a été l’imprésario jusqu’à sa mort en février 2001. De son côté, Trenet lui doit d’avoir ressuscité sa carrière.
LE SHOW-BUSINESS LUI FAIT CONFIANCE
Ce n’est pas sans raison que des vedettes comme Franck Dubosc, Arturo Brachetti, Stéphane Rousseau, Laurent Ruquier et des dizaines d’autres ne jurent que par lui, même si, de son propre aveu, «il a tout un caractère». «Je dirais que ma principale qualité, c’est le pif.» Son intuition le pousse à courir des risques que fuiraient les plus téméraires. Comme inviter la Comédie française à jouer Le malade imaginaire au Théâtre du Nouveau-Monde en plein coeur de l’été.
En France, où à ses premières visites on se moquait de son accent, on reconnaît Rozon dans la rue. Ses brillantes performances à la populaire émission de télé La
France l’ont sacré vedette tout autant que les artistes dont il pilote la carrière.
Rozon veille sur ses artistes comme il veille sur sa propre famille. L’aîné de sept enfants, plusieurs membres de sa fratrie travaillent avec lui. C’est son père qui lui a légué son sens profond de la famille et beaucoup de son sens de l’humour. À l’église, papa Rozon prenait toujours place dans les derniers bancs. «J’ai beau aimer le bon Dieu, disait-il amusé, je préfère être proche de la porte si le feu prend!»
Rozon aura-t-il l’occasion de répéter, un jour, dans un gouvernement, le succès qu’il a avec Juste pour rire? Je l’espère pour le plus grand bonheur des Montréalais, des Québécois et peut-être même de tous les Canadiens.