Le Journal de Quebec

Autopsie D’UNE MORT lente

Avec son cinquième roman, Ron Rash sonde les tréfonds de l’âme humaine pour faire remonter à la surface nos facettes les plus sombres. Et on a adoré…

- Karine Vilder

Il y a de merveilleu­x écrivains américains dont on entend, hélas, trop peu parler. On songe entre autres à Donald Ray Pollock, qui a signé notre gros coup de coeur de l’année 2012, Le

diable, tout le temps, à Richard Powers, un virtuose des mots abonné aux chefs- d’oeuvre ( il suffit de se plonger dans Le temps où nous chantions ou La chambre aux échos pour en avoir la preuve!), ou à Ron Rash, un auteur originaire de la Caroline du Sud qu’on a découvert récemment en dévorant à quelques mois d’intervalle Serena – qui est en cours d’adaptation cinématogr­aphique –, Le

monde à l’endroit – publié au Seuil à l’automne 2012 – et Une terre d’ombre, qui fleure encore l’encre fraîche. Et chaque fois, il a réussi à nous remuer les tripes, sa prose n’étant que pur délice.

«Avant de devenir romancier, j’ai d’abord été poète, explique Ron Rash, qu’on a pu joindre chez lui mercredi dernier dans les Appalaches. Vers la mi-quarantain­e, lorsque je me suis enfin senti prêt à passer aux romans, j’ai donc accordé énormément d’importance au choix des mots et à leur résonance. Il était essentiel pour moi

Une flûte enchantée

que celles et ceux qui allaient lire mes livres puissent d’abord en apprécier toute la poésie.»

Dans un style lyrique frôlant la perfection, Ron Rash racontera ainsi la tragique histoire de Laurel Shelton, une jeune femme brillante qui a eu le malheur de venir au monde au tournant du XXe siècle avec une vilaine tache de naissance: partout où elle ira, les gens préféreron­t en effet l’éviter. Car à Marsh Hill, une petite ville paumée de la Caroline du Nord, on croit toujours que ce genre de tache est l’apanage des sorcières…

Depuis la mort prématurée de ses parents, Laurel mène donc une vie recluse au fin fond d’un vallon si sinistre que rien n’y prolifère, hormis les champignon­s vénéneux, les vipères cuivrées et les mauvais coups du sort. Son frère Hank reviendra d’ailleurs de la Grande Guerre d’Europe avec une main en moins, ce qui est loin d’être pratique pour travailler aux champs ou creuser un nouveau puits…

Mais un jour, Laurel entendra quelqu’un jouer divinement bien de la flûte. Envoûtée par la mélodie, elle s’enfoncera ainsi dans la forêt et finira par ramener avec elle un bel homme mal en point vêtu de loques.

Grâce à un bout de papier trouvé au fond d’une poche, Laurel apprendra qu’il s’appelle Walter Smith et qu’une maladie infantile l’a rendu complèteme­nt muet. Comble de malchance, il ne sait ni lire ni écrire. En revanche, il sait parfaiteme­nt bien se servir de ses bras et dans le temps de le dire, il redonnera à la ferme des Shelton un peu de sa splendeur d’antan. Mieux encore, il redonnera à Laurel le goût de vivre, l’amour étant un puissant remède contre les préjugés et la bêtise humaine. Mais en gardant sous silence son lourd passé de fugitif, Walter déchaînera bien malgré lui la colère des habitants du coin…

lever le camp

«En Caroline, pendant la Première Guerre mondiale, il y a réellement eu des citoyens allemands – donc pas des soldats! – qui ont travaillé dans des camps d’internemen­t, précise Ron Rash. Celui de Hot Springs était d’ailleurs situé très près de l’endroit où vit ma famille depuis des génération­s et après avoir fait des recherches, j’ai appris qu’un de ces Allemands avait réussi à s’échapper et à aller à Chicago. Mais que lui seraitil arrivé s’il avait plutôt échoué en Caroline du Nord? C’est la réponse à cette question qui a servi de prémisse à

Une terre d’ombre. » « Écrire sur le passé est souvent la meilleure façon de parler du présent», poursuit-il.

«Avec ce roman, je fais ainsi le récit de deux histoires: celle qui se passe en 1916 dans les Appalaches, et celle qui se passera en filigrane dans l’esprit des lecteurs curieux de comprendre si ces aberration­s liées aux superstiti­ons et à l’intoléranc­e sont toujours d’actualité. J’ai voulu montrer à quel point l’étroitesse d’esprit pouvait être destructri­ce…»

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de Ron Rash, aux Éditions du Seuil,
244 pages.
Une terre d’ombre de Ron Rash, aux Éditions du Seuil, 244 pages.

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