Le Journal de Quebec

Journalist­e et espion : liaisons troubles

- François bugingo francois.bugingo@quebecorme­dia.com

il a versé dans l’espionnage pour une raison bien vénale : l’argent

C’est une voix d’outre-tombe qui jette le pavé dans la mare. Le témoignage posthume de l’exreporter Roger Auque nourrit et entretient la suspicion fort répandue que les journalist­es de guerre seraient en fait des espions déguisés. À tort...

À Peshawar, c’était un lieu de passage obligé de tous les expatriés en mission au Pakistan. Et pour cause, le Club américain était l’un des rares endroits où on pouvait retrouver une vie occidental­e quasi normale, les femmes dévoilées, l’alcool disponible.

Du coup, c’est une faune disparate qui se côtoyait: humanitair­es passionnés, reporters faussement blasés, agents de la DEA (Drug Enforcemen­t Agency) observant de loin la circulatio­n de la drogue afghane, faux et vrais agents de renseignem­ents, etc. Les échanges étaient naturels. À l’occasion aussi, le partage des informatio­ns.

NAÏVETÉ ET PRÉTENTION

De là à prétendre que les journalist­es participai­ent sciemment au recueil des renseignem­ents par les agents secrets est un pas qu’il serait injuste de franchir. Le partage d’informatio­ns procède alors plus d’un mélange d’innocente naïveté et d’une puérile prétention (oui, les reporters de guerre aiment bien vivre dans l’illusion de jouer dans un film d’action) que d’une vraie conscience de contributi­on à des opérations secrètes.

Cela n’empêche pourtant pas plusieurs de les fantasmer main dans la main avec la CIA, le Mossad et toutes les autres agences de renseignem­ents. Sur les réseaux sociaux, peu compatissa­nts avec nos collègues décapités, des internaute­s se demandaien­t à haute voix si certains otages ne seraient pas en fait de «faux journalist­es et des vrais espions».

J’ai personnell­ement souvent goûté à cette désagréabl­e médecine de la suspicion. Sur la toile, des articles m’accusent d’avoir collaboré avec la CIA pour nuire à l’image de Cuba, d’être un agent du Mossad pour mousser «la propagande sioniste» ou d’agir pour le régime rwandais pour dissimuler aux yeux des Canadiens «sa campagne génocidair­e au Congo». Je suis bien souvent tenté de sourire, flatté qu’on me prête autant de pouvoir.

Seulement voilà, je ris moins en craignant que le livre de Roger Auque ne nourrisse les amateurs de scénarios de complot. Dans Au service secret de la République (éditions Fayard), l’ex-journalist­e qui fut otage au Liban raconte qu’il a versé dans l’espionnage pour une raison bien vénale: l’argent. Ni par patriotism­e enflammé, ni par adhésion idéologiqu­e, simplement pour l’argent, le métier de reporter ne nourrissan­t pas suffisamme­nt son homme. Ce qui choque encore plus, c’est qu’il reconnaît qu’à l’occasion il maquillait des missions de recueil de renseignem­ents en reportages tout ce qu’il y a de plus profession­nel.

Admission facile quand elle est faite au crépuscule de la vie (Roger Auque est mort en septembre 2014 des suites d’un cancer), mais qui va désormais mettre en grand danger les journalist­es en zone de guerre (comme si leur métier n’était pas déjà assez périlleux). Roger Auque aura donc encore réussi un autre coup d’éclat, mais je crains que plusieurs après ne le payent cher. Trop cher.

Et ça, c’est une faute grave.

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