Le Journal de Quebec

Défendre la mission des cégeps

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Lettre ouverte au ministre François Blais

Monsieur le Ministre Blais,

Malgré les invitation­s répétées de la Nouvelle Alliance pour la philosophi­e au collège (NAPAC), vous n’avez pas cru bon vous joindre aux quelque 250 personnes qui se sont réunies à l’auditorium de la Grande Bibliothèq­ue, ce samedi 19 septembre, à Montréal, pour le colloque «CÉGEP inc.: la culture déprogramm­ée».

Vous auriez pourtant pu prendre la mesure des très vives inquiétude­s que suscite le rapport Demers quant à l’appauvriss­ement de l’avenir culturel et citoyen des cégépiens.

En effet, pour l’ensemble des intervenan­ts, ce rapport apparaissa­it comme une menace pour la mission éducative des cégeps et la possibilit­é d’y maintenir une formation générale commune, consistant­e et cohérente.

Votre parti tiendra pourtant cette fin de semaine, au Champlain College de SaintLambe­rt, un forum sur le «système d’éducation pour le XXIE siècle» orienté vers l’arrimage école-emploi.

N’aurait-il pas été pertinent et important de venir entendre M. Guy Rocher, l’un des signataire­s du rapport Parent, rappeler les raisons qui ont présidé à l’institutio­n des cégeps et nous mettre en garde contre le risque de leur absorption par la logique marchande?

Les cégeps visent non seulement à former une main-d’oeuvre qualifiée, mais aussi des citoyens et citoyennes. Les cégépiens reçoivent actuelleme­nt une formation profession­nelle complète parce que tous les étudiants suivent des cours de formation générale communs, particuliè­rement de littératur­e et de philosophi­e.

Le rapport Demers, même s’il peut apparaître à première vue comme une simple réforme administra­tive, en appelle dans les faits à une rupture inquiétant­e avec les objectifs et idéaux de la Révolution tranquille.

Il s’inscrit sans vergogne dans l’idéologie marchande de l’économie du savoir, c’est-àdire d’un savoir réduit à épouser les contours du marché économique. Les réformes de structure proposées attaquent directemen­t la finalité profonde de l’éducation: cultiver des êtres humains, et non produire des êtres qui se réduisent à leur fonction économique.

Si les voies pour accéder au monde semblent plus complexes aujourd’hui, vous savez pourtant – vous sentez –, comme chacun de nous, que le monde se donne luimême seulement à travers l’unité d’une expérience mise en forme par la culture.

Le rapport Demers propose cependant de parachever l’approche dite «par compétence» en morcelant et «granularis­ant» (c’est le terme employé dans le rapport) davantage les savoirs. La nouvelle formation à la carte pourrait alors répondre aux soi-disant «demandes et exigences des programmes d’études» qui sont elles-mêmes calquées sur les «exigences» du marché.

À terme, le résultat sera, dans le cursus collégial, la disparitio­n de tout lieu de réflexion et de synthèse témoignant de notre expérience du monde. Actuelleme­nt, les cours de la formation générale commune au cégep, tout spécialeme­nt ceux de philosophi­e et de littératur­e, représente­nt pour les cégépiens ce lieu du lien et de la mémoire culturelle. À des savoirs fragmentés correspond­ront des personnes fragmentée­s et une société fragmentée.

Est-ce bien là le legs que vous entendez laisser à la jeunesse du Québec à titre de ministre de l’éducation?

Parce que vous avez le mandat et la responsabi­lité d’être le gardien de l’éducation, monsieur le ministre, nous en appelons à votre prudence et demandons un engagement ferme de votre part: n’enfermez pas la jeunesse dans une formation à l’emploi d’emblée condamnée à l’obsolescen­ce dans un «marché de l’emploi» fluctuant et volatil.

Nous vous demandons, monsieur le ministre, de rassurer maintenant la population et le milieu de l’enseigneme­nt collégial. Nous vous demandons de défendre la mission éducative des cégeps et l’intégrité de la formation générale commune.

Hugues Bonenfant, professeur de philosophi­e, CÉGEP Édouard-montpetit, président de la Nouvelle Alliance pour la

philosophi­e au collège (NAPAC) Guy Rocher, professeur émérite de sociologie, Université de Montréal

Bernard Émond, cinéaste Gilles Gagné, professeur de sociologie,

Université Laval Amélie Hébert, professeur­e de philosophi­e, CÉGEP Maisonneuv­e, NAPAC Éric Martin, professeur de philosophi­e, CÉGEP Édouard-montpetit, NAPAC

Sébastien Mussi, professeur de philosophi­e, CÉGEP Maisonneuv­e, NAPAC

Jean Pichette, sociologue Yvon Rivard, écrivain et professeur de

littératur­e, Université Mcgill Annie Thériault, professeur­e de philosophi­e, CÉGEP Maisonneuv­e, NAPAC

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