Le Journal de Quebec

Casser maison

- richard martineau richard.martineau@quebecorme­dia.com

Hier, ma soeur et moi avons aidé nos parents à déménager.

Ils ont quitté la maison où ils habitent depuis toujours pour s’installer dans un «complexe résidentie­l pour personnes retraitées en légère perte d’autonomie».

Ce qu’on appelait avant «un foyer de vieux».

SUR MARS

Dire que ce fut une journée forte en émotion est un euphémisme.

Ma mère (qui est née dans la maison qu’elle a quittée hier) n’avait jamais déménagé. Mon père, une fois – quand il s’est marié avec ma mère.

Toute leur vie s’est déroulée dans la même maison du boulevard Lasalle, à Ver- dun. Ils n’ont rien connu d’autre.

Tous leurs souvenirs sont là. Pendant des décennies, ils ont observé le monde de la même fenêtre.

Les gens bougeaient, allaient, venaient, mais pas eux. Eux restaient là. Ils ont vécu leur vingtaine là. Leur trentaine. Leur quarantain­e. Leur cinquantai­ne. Leur soixantain­e.

Soixante-dizaine, ça se dittu?

Ma soeur et moi avons fait nos dents dans cette maison. Mes parents les ont perdues.

Un déménageme­nt est toujours une grande aventure. Mais quand tu as 83 ans, un déménageme­nt, même pour t’installer quelques rues plus loin, c’est un aller simple pour Mars.

« C’EST BEAU »

Avant, on appelait ça «casser maison».

«Raymonde a cassé maison», «Matante Thérèse a cassé maison»…

Les vieux disaient ça en murmurant, comme s’ils parlaient d’un décès.

Cela dit, c’est ce que c’est: une petite mort. En attendant la grande, qu’on n’imaginait pas, mais qu’on peut maintenant deviner.

Mon père n’est pas du genre parlant. Une phrase par mois, quand il est de bonne humeur.

Mais quand il est arrivé au Sommet de la rive, sur le bord du fleuve, il a souri et a dit: «C’est beau, c’est lumineux.»

Les résidentes du lieu sont allées voir ma mère et lui ont demandé son nom. Elles lui ont souhaité bienvenue. Et lui ont rappelé qu’à 7 h, il y avait un bingo en bas.

Et du chant demain. Et de l’aquaforme.

«C’est votre fils, ça? Il fait pas de la télé, lui? Mon Dieu, en personne, il a l’air plus vieux que son père!»

(Les vieux sont comme les enfants. Ils n’ont aucun filtre. Des fois, c’est l’fun. Des fois, ça gosse.)

L’ESPOIR

Pourquoi je vous raconte ça?

Parce qu’hier ma soeur et moi avions peur. On était sûr que la journée allait être déchirante et se terminer dans les larmes.

Ou, pire, dans un silence lourd de reproches.

Comme celui que lancent les chiens quand on les mène au chenil.

Eh bien non. Il n’y a pas qu’au cinéma que les histoires finissent bien.

À force d’entendre des récits d’horreur sur la vieillesse, on en vient à croire que la mort est préférable à l’âge. Faux. Oui, mes parents ont «cassé maison». Mais maintenant, ils ne vont pas seulement voir des gens à travers leur fenêtre en attendant que le téléphone sonne ou que le facteur passe (oups, c’est vrai, il ne passera plus…).

Ils vont les côtoyer, leur parler.

Ils ont commencé la dernière partie de leur vie.

Et quelque chose me dit que ça va bien aller…

Vieillir n’est pas nécessaire­ment un naufrage...

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