Le Journal de Quebec

Clowns à la rescousse

Aînés dans les CHSLD

- Annabelle Blais l ablaisjdm

Bernard Houle ne reçoit que très peu de visites depuis qu’il a déménagé en centre d’hébergemen­t de soins de longue durée (CHSLD), il y a sept mois. Certaines semaines, sa fille vient le voir, mais jamais son fils, de qui il s’est éloigné.

Heureuseme­nt, il peut toujours compter sur Alfred et Joséphine, deux étranges visiteurs arborant le nez de clown.

Ces deux artistes thérapeuti­ques chantent du Johnny Cash avec l’homme de 72 ans. «Je jouais cette chanson à la guitare quand j’étais jeune», lance M. Houle en terminant le refrain de Ring of Fire.

Atteint de la sclérose latérale amyotrophi­que (SLA), le septuagéna­ire ne peut plus marcher et éprouve des difficulté­s d’élocution, mais il parvient à chanter toutes les paroles de la chanson, un immense sourire accroché au visage.

«Chaque fois que les clowns viennent au centre, je veux qu’ils viennent me voir», dit M. Houle, rencontré dans la chambre de la résidence.

Ce dernier est un des résidents ciblés par le CHSLD J.-henri Charbonnea­u, à Montréal, afin de recevoir la visite de ces artistes.

chercher Des réactions

Une fois toutes les deux semaines, Michel Gionet et Laura Lacoste se transforme­nt en Alfred et Joséphine pour visiter ce CHSLD, où ils accordent une attention particuliè­re à certains résidents comme M. Houle.

«On va voir les personnes esseulées ou encore celles que le personnel ne sait comment aller chercher», explique Laura Lacoste.

«Ils arrivent à aller chercher des réactions chez des résidents qui ont des troubles cognitifs et qu’on n’est pas capable de rejoindre par d’autres activités», ajoute Lydia Vanier, la récréologu­e au CHSLD Charbonnea­u.

Avec les personnes âgées, les clowns utilisent beaucoup la chanson.

Lors du passage du Journal, une dame confuse, debout devant sa mar-

chette, répétait de façon mécanique qu’elle voulait fumer une cigarette.

Au fond du couloir, Joséphine et Alfred ont alors judicieuse­ment entamé Le plus beau Tango du monde, une chanson des années 1930 reprises par Tino Rossi dans les années 1950. La dame s’est aussitôt mise à chanter les paroles exactes de la chanson, sans se tromper une seule fois.

Son regard s’est éteint sitôt la chanson terminée et elle a repris de plus belle son monologue sur son envie de fumer.

Alfred s’est approché et a lancé sur un ton légèrement blagueur: «Voulez-vous qu’on aille acheter des cigarettes chez les Indiens? Ce sera moins cher!»

La dame a paru surprise par la question. «J’ai arrêté de fumer, il y a deux ans!» a-t-elle répondu.

«Il faut toujours avoir des antennes partout sur ce que les gens font et disent pour rebondir, explique Michel Gionet alias Alfred. Parfois, en abordant les gens autrement, on les fait sortir de leur pattern et ils sortent de la cassette.»

Ces deux artistes font partie de la Fonda- tion Jovia, autrefois connue sous le nom de Dr Clown. Après que leur travail eut été critiqué dans les médias ( voir autre texte), la Fondation a créé le programme La Belle Visite pour aînés, en 2011.

Habillés en costume des années 1930, 1940 et 1950, les artistes jouent des personnage­s d’une grande famille, les Labelle, au sein de laquelle on trouve Alfred et Joséphine. Inspirés par la thérapie par réminiscen­ce, les clowns font appel aux souvenirs des gens en utilisant divers référents, comme la musique, la chanson, les vêtements, etc.

Les clowns ont reçu une formation de base de 75 heures en plus des sessions de perfection­nement qui représente­nt une dizaine de jours par année.

Leur ton n’est jamais infantilis­ant. Ils improvisen­t beaucoup à partir des réactions des aînés. Tout se passe un peu comme si le clown intégrait l’univers de la personne pour la ramener un peu plus dans le moment présent.

Même le personnel se prend au jeu. Lorsqu’alfred fait une demande en ma- riage à une résidente, une préposée lance à la blague: «Je me méfierais si j’étais vous, vous n’êtes pas la première!»

«Les clowns sont là pour les résidents, mais on voit l’impact positif sur le personnel, souligne la récréologu­e, Mme Vanier. Ça change l’atmosphère et ça se répercute même sur la qualité des soins.»

joie immense

Si une personne ne souhaite pas parler aux clowns, ce qui n’arrivera qu’une seule fois lors de notre passage, les artistes poursuiven­t leur chemin sans insister.

L’objectif n’est pas tant de faire rire les résidents. «Le but est d’établir une connexion et, quand ça se fait, c’est magique, dit Laura Lacoste, alias Joséphine. C’est une joie immense quand on trouve une porte de communicat­ion.»

«On ne fait pas un spectacle, on est à l’écoute et on vient entrer en relation», ajoute Michel Gionet, clown depuis 2009.

«On pense que les clowns sont festifs, mais parfois leur approche est tout en douceur avec leur musique et ça calme les résidents», ajoute Mme Vanier.

Georgine Demers ne manque jamais une visite de Joséphine et Alfred.

«Ça l’allume beaucoup», dit sa fille Sylvie Plouffe. Âgée de 89ans, Mme Demers souffre de démence et a subi un accident vasculaire cérébral il y a cinq ans, nous explique sa fille. «Elle fait toujours des demandes spéciales pour la musique. Son préféré est Joe Dassin», dit Mme Plouffe.

«Ça me fait chaud au coeur et ça me met de bonne humeur de les voir», lance Mm Demers, les mains sur le coeur, après avoir chanté Et si tu n’existais pas.

Au moment de quitter l’octogénair­e, les clowns lui font la bise et lui souhaitent une bonne journée d’un regard affectueux et sur un ton des plus sincères.

«Je suis contente de vous avoir vus, ne m’oubliez pas», souffle-t-elle aux deux artistes.

Encore profondéme­nt marquée par les critiques qui ont suivi l’annonce d’une subvention pour l’embauche de clowns en CHSLD, la Fondation Jovia ne veut plus rien savoir de l’aide du gouverneme­nt.

Le concept des clowns thérapeuti­ques auprès des personnes âgées gagne pourtant en popularité depuis quelques années.

Mais en 2009, l’annonce de la ministre Marguerite Blais de financer à hauteur de 293 000 $ sur quatre ans le programme Dr Clown pour divertir les aînés en CHSLD avait créé un tollé.

Le gouverneme­nt avait été accusé d’infantilis­er les personnes âgées. L’opposition avait fustigé la ministre, sommée de s’occuper des dossiers plus importants comme la formation d’employés. Pauline Marois, alors chef du Parti québécois, avait qualifié ce financemen­t d’«inacceptab­le».

Des chroniqueu­rs avaient aussi jugé l’idée «méprisante», «aberrante» et «infantilis­ante» à l’époque. «La clientèle des CHSLD n’est pas celle des garderies, peut-on lui épargner les thérapies gnangnan?» demandait-on.

«Même le Parti rhinocéros n’est pas allé aussi loin», critiquait un autre.

« CAUCHEMAR »

L’histoire avait ébranlé plusieurs artistes thérapeuti­ques.

«Ça me révoltait que les gens ne comprennen­t pas ce qu’on faisait, c’était un vrai cauchemar», affirme l’artiste Laura Lacoste alias Joséphine, qui travaillai­t pour l’organisme Dr Clown, aujourd’hui devenu la Fondation Jovia.

Du jour au lendemain, il était mal vu de faire venir les clowns en CHSLD où ils étaient pourtant présents depuis 2002.

«Après, ça a été plus difficile d’aller chercher des clients, reconnaît Martin Goyette, directeur général de la Fondation. Encore aujourd’hui, on subit les contrecoup­s, on doit s’expliquer, dire aux gens d’aller au-delà des caricature­s. Il y a encore des préjugés et des réticences.»

L’organisme a même changé son image de marque en prenant le nom de Fondation Jovia. Dr Clown fait partie de la Fondation, mais est maintenant un programme consacré aux enfants hospitalis­és seulement.

«Mais ce n’est pas facile, car le nom “Fondation Jovia” est encore peu connu alors que Dr Clown a une connotatio­n plus simple pour les clients», ajoute M. Goyette.

Et surtout, la Fondation n’a plus demandé d’aide du gouverneme­nt.

Aujourd’hui, les établissem­ents visités paient environ 50 % du coût, à même leur budget de loisir, et Jovia finance le reste grâce aux activités de collecte de fonds.

DÉFI QUOTIDIEN

«La subvention n’a pas été une bonne chose sur le coup pour nous, alors ce n’est pas dans nos priorités de refaire l’expérience, on ne veut pas revivre ce qu’on a vécu en 2009», explique M. Goyette.

Le directeur reconnaît que ce modèle d’affaires représente un défi au quotidien.

«Dans les prochaines années, on veut devenir plus efficace pour lever des fonds, dit-il. C’est certain que ce n’est pas facile, mais on est stable, on a même augmenté de 30 % le nombre de visites l’an dernier.»

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Dès l’arrivée des clowns, Émilie Gamache (au centre) les accueille avec un immense sourire.
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Georgine Demers, 89 ans, a chanté Et si tu n’existais pas de Joe Dassin avec les deux artistes Michel Gionet et Laura Lacoste, alias Alfred et Joséphine. «Ça me met de bonne humeur de les voir», a-t-elle confié au Journal.
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Lors de la visite d’alfred et Joséphine, Bernard Houle a chanté Ring of Fire de Johnny Cash, une chanson qu’il jouait à la guitare lorsqu’il était jeune. L’homme de 72 ans souffre de la sclérose latérale amyotrophi­que (SLA) et parvient à chanter malgré une élocution un peu plus difficile.

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