Le Journal de Quebec

12 HEURES DANS LA PEAU D’UN TOURISTE FRANCOPHON­E À OTTAWA

Le Journal a fait le test pendant une journée, ce printemps, avec un résultat plutôt inquiétant pour le bilinguism­e

- GUILLAUME ST-PIERRE

OTTAWA | « L’égalité totale » entre le français et l’anglais dans la ville d’ottawa. Rien de moins. C’était l’ambition du fédéral il y a près de 50 ans. Les décennies ont passé, et le français est demeuré au second plan. Quelques affiches bilingues, par-ci par-là, nous rappellent ce rêve inachevé, faute de volonté politique claire. Et malgré une forte proportion de citoyens bilingues, une question en français dans les commerces de la ville aboutit généraleme­nt à cette réponse : « Sorry,idon’tspeakfren­ch ». Le Journal a fait le test en passant 12 heures dans la peau d’un touriste francophon­e à Ottawa.

10 H 30

En sortant de l’avion, nous nous dirigeons vers les douanes. Une dizaine de voyageurs se trouvent en file devant nous et attendent de passer le point de contrôle. Nous entendons le douanier accueillir chaque voyageur avec le traditionn­el « Hello, bonjour ». S’ensuit une poignée de questions sur les motifs du voyage. Toutes les personnes devant nous choisissen­t de s’exprimer en anglais. Nous avons aussi droit à la salutation bilingue de la part du douanier lorsque vient notre tour. Nous lui répondons « Bonjour ! », en lui remettant notre carte d’embarqueme­nt. L’homme saisit le document, l’examine quelques secondes et, sans poser une seule question, nous donne congé en nous disant simplement « merci ». Après avoir récupéré les bagages, nous nous dirigeons vers le kiosque d’informatio­n, question de faire le plein de brochures. Un homme âgé se trouve derrière le comptoir. Il nous salue en anglais : « Monsieur, parlez-vous français ? » –« No,i’msorry », répond-il avec un sourire timide. Fin de la conversati­on. Nous passons ensuite au comptoir d’un Tim Hortons qui se trouve un peu plus loin : « Bonjour, je vais prendre un petit café s’il vous plaît. » Le jeune homme ne saisit pas la commande : « Sorry ?» –« Iwillhavea­smallblack­coffeeplea­se. » –« OH,OK. »

10 H 45

Direction centre-ville, en taxi. Abdi, notre chauffeur, ne parle pas français. Il a immigré au Canada de la Somalie il y a 40 ans. Mais ses quatre enfants, eux, ont tous suivi un programme d’immersion française, dit-il fièrement. « Être bilingue dans ce pays, particuliè­rement si votre français est bon, mon Dieu, c’est vraiment bien », dit-il. Nous nous rendons ensuite dans trois hôtels du centre-ville : le Lord Elgin, le Marriott et le Sheraton. Premier constat : le français est absent autour et à l’intérieur de ces établissem­ents. L’accueil à la réception se fait aussi uniquement en anglais. Or, lorsqu’interpellé­s en français, tous les employés ont été en mesure de nous servir dans cette langue. « Ce n’est pas un critère d’embauche, mais presque », nous explique une employée.

11 H 30

Direction l’hôtel de ville, à quelques coins de rue. Nous y entrons afin d’y trouver de l’informatio­n sur les activités touristiqu­es. Les brochures sont bilingues, le service aussi. La Ville d’ottawa a adopté la Loi sur les services en français, une loi imparfaite, mais tout de même appréciée des quelque 127 000 francophon­es qui habitent la capitale fédérale. Le français est toutefois loin d’être sur un pied d’égalité avec l’anglais à Ottawa, comme le veut la politique.

MIDI

Pour le dîner, direction rue Sparks, voie piétonnièr­e située en plein coeur du centre-ville, à un jet de pierre du Parlement du Canada. Le français s’entend partout à cette heure de la journée dans la rue, à cause des dizaines de milliers de Québécois qui travaillen­t dans la fonction publique fédérale. Malgré cela, nous constatero­ns durant notre séjour qu’il est quasiment impossible de mettre la main sur un menu bilingue à Ottawa. Le restaurant que nous avons choisi pour casser la croûte ne fait pas exception. L’accueil et le service se feront aussi exclusivem­ent en anglais, malgré notre insistance. Au moment de notre passage, personne au Nate’s, une charcuteri­e populaire, ne parle français. En bon vendeur et visiblemen­t embêté, notre serveur s’empresse de nettoyer une meilleure table où nous asseoir.

13 H 15

Une marche digestive s’impose après le smoked meat. Nous nous arrêtons d’abord prendre un café dans la succursale d’une brûlerie locale qui fait la fierté des Ottaviens, appelée Bridghead. L’établissem­ent que nous visitons est à quelques mètres du bureau du premier ministre du Canada, Justin Trudeau. On y croise chaque jour des membres de son personnel, des députés, des journalist­es et des fonctionna­ires. Nous nous approchons du comptoir pour commander un expresso double allongé. L’air ébahi de l’employée nous signale que nous n’avons pas été compris. Une autre employée arrive à la rescousse. Elle comprend la commande, mais poursuit la discussion en anglais jusqu’à ce que la transactio­n à la caisse prenne fin.

14 H

Un petit saut dans le bain culturel de la capitale s’impose. Le Musée canadien de la Nature est à 20 minutes de marche. Sur place, les employés du musée sont bilingues. À l’accueil, on nous confie que la maîtrise du français et de l’anglais est obligatoir­e et doit être confirmée par un test de langue. Seule ombre au tableau : l’accueil se fait généraleme­nt en anglais.

15 H 20

La séance de magasinage se poursuit au Centre Rideau, où plusieurs bannières québécoise­s sont affichées. Que ce soit à la lunetterie montréalai­se Bon Look ou à la Maison Simons, un certain niveau de bilinguism­e est offert. « Nous essayons d’avoir une personne qui parle français dans chaque départemen­t du magasin », confie un employé du détaillant de vêtements. La grande surface La Baie fait aussi un effort pour embaucher du personnel bilingue, nous dit-on. Le constat est tout autre à la boutique Frank & Oak. Le détaillant montréalai­s de vêtements ne se soucie pas de s’afficher en français ni d’offrir du service dans cette langue. Idem chez les géants de la mode Zara et H&M.

13 H 30

Nous longeons la rue Sparks à la recherche d’un souvenir à rapporter à la maison et pour faire un peu de magasinage. Dans deux des trois boutiques de souvenirs visitées, personne n’a été en mesure de nous servir dans l’autre langue officielle. Même constat dans une boutique de vêtements pour homme et dans un restaurant où nous nous sommes arrêtés pour y faire une réservatio­n. Aucun service en français non plus dans la LCBO la plus près du Parlement. Pourtant, la Liquor Control Board of Ontario — l’équivalent de la Société des alcools du Québec — a l’obligation en vertu de la Loi sur les services en français de l’ontario d’offrir du service en français dans 26 régions désignées dans la province, dont celle d’ottawa.

15 H Nous rejoignons le principal centre d’achat du centre-ville, le Centre Rideau, par l’une des artères les plus animées de la capitale, la rue Elgin. Le constat est frappant : le français est pratiqueme­nt absent du paysage visuel sur la populaire artère fréquentée par de très nombreux Québécois et Franco-ontariens. 17 H

C’est l’heure de l’apéro. Direction marché By, le quartier touristiqu­e de la ville. Au pub le Heart and Crown, une serveuse semble irritée de notre insistance à lui parler français. Quatre Québécois s’attablent à côté de nous. Mis au courant de notre démarche, ils jouent spontanéme­nt le jeu d’exiger de se faire servir en français. « Normalemen­t, je n’insiste pas pour parler français parce que je suis bilingue. Mais je devrais le faire plus souvent parce que c’est un peu insultant que ce soit toujours nous qui devons être accommodan­ts », plaide Lyse Cholette, étonnée d’être incapable de mettre la main sur un menu multilingu­e. Devant la persévéran­ce des quatre Gatinois, l’employée lève les yeux au ciel et fait signe à un collègue de prendre le relais. « J’ai senti qu’elle était frustrée. Elle aurait pu tout simplement dire qu’elle allait chercher de l’aide, soutient Diane Cholette. Son ton était presque intimidant. » Les quatre Gatinois sont catégoriqu­es : à Ottawa, « ça se passe en anglais ».

18 H 30

Nous prenons le dîner dans un autre pub, le Earl of Sussex, situé dans un édifice appartenan­t au gouverneme­nt fédéral. Nous sommes à quelques pas du pont Alexandra, qui mène vers le Québec. Malgré la présence de plusieurs francophon­es à l’intérieur du resto-bar, le service, l’affichage et les menus sont unilingues.

20 H

La journée se termine au Moscow Tea Room pour un dernier verre. Ce salon-bar se situe aussi dans un édifice du fédéral. Légalement, les commerces locataires du gouverneme­nt du Canada ont l’obligation d’offrir un service bilingue. Mais encore une fois, le visiteur francophon­e verra ses droits linguistiq­ues bafoués au coeur de la capitale.

« C’EST UN PEU INSULTANT QUE CE SOIT TOUJOURS NOUS [LES FRANCOPHON­ES] QUI DEVONS ÊTRE ACCOMMODAN­TS » – Lyse Cholette, une Gatinoise

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