La liberté, ce privilège
On dira ce qu’on voudra, on est chanceux d’habiter dans un pays où un chroniqueur qui critique le gouvernement ne risque pas de se faire scier les membres alors qu’il était encore vivant. Bien égoïstement, je trouve que c’est un privilège à la fois précieux et pas si solide que ça.
J’y pense souvent, ces temps-ci, avec l’histoire du meurtre sordide du journaliste Jamal Khashoggi par des agents du régime saoudien. Je me demande comment Ygreck, Chapleau, Garnotte ou André-philippe Côté ont pu se sentir quand des types se sont rendus à la rédaction de Charlie Hebdo pour faire savoir à leur façon qu’ils n’aimaient pas leurs dessins.
Parce que, oui, la liberté de presse et la liberté d’expression, son préalable, ce sont des droits dont les limitations à l’échelle planétaire constituent da- vantage la norme que l’exception. Le classement annuel que Reporters sans frontières dresse en la matière nous indique en fait que ces garanties tendent plus à reculer qu’à progresser.
TENU POUR ACQUIS
Au Canada et au Québec, on a des défis en la matière, c’est bien évident. Ils tiennent principalement au besoin d’une refonte urgente des lois d’accès à l’information et du contexte économique difficile dans lequel les médias évoluent. Cela dit, les journalistes peuvent encore travailler sans avoir la crainte de recevoir des coups de fouet. Un appel d’un attaché de presse frustré, c’est moins douloureux.
On tient trop ça pour acquis, toutefois. Des époques où les droits des gens ont reculé, ça s’est déjà vu.
On en voit une, en fait, une situation qui se détériore sous nos yeux. Ça se passe juste en dessous de nous, dans un pays qui se percevait jadis comme un phare de la liberté et où les gens des médias ont désormais peur de recevoir des bombes artisanales. Il faut rappeler que se trouve à la Maison-blanche un homme qui encourage ses partisans à brutaliser les journalistes, qui les traite d’ennemis du peuple et qui les tient responsables des menaces de violence dont ils sont l’objet.
On l’oublie souvent, mais le droit à la sécurité et l’intégrité physique, ça aussi, c’est plutôt préalable à la liberté d’expression…
UNE SOCIÉTÉ MEILLEURE
On ne chérit pas assez ces protections. On les foule aux pieds, sur les réseaux sociaux, quand on dit qu’un tel ou une telle ne devrait pas se permettre d’intervenir sur un sujet donné. On les fait reculer, lorsque l’on insulte ou qu’on intimide l’auteur d’un propos simplement parce qu’on est en désaccord avec celui-ci. On milite ouvertement contre elles, quand on fait pression pour qu’un chroniqueur perde sa tribune ou que l’on souhaite que l’entreprise de presse qui l’emploie fasse faillite. Et ça n’empêche pas de garder en tête que le devoir de recevoir la critique est le corollaire du droit de s’exprimer.
À la fin, les libertés civiles et politiques sont des édifices qui ne reposent pas que sur des lois, mais aussi sur l’adhésion active de la multitude des gens. L’indifférence de ceux qui en bénéficient a toujours été l’une des premières conditions de l’effondrement d’une démocratie.
Alors que la barbarie du régime saoudien devient enfin un fait de commune renommée, il serait bien que l’on réfléchisse à ce qui fait de nous une société différente et, en fait, meilleure.