Le Journal de Quebec

Si Gilles Vigneault était éternel

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Si ma mémoire est bonne, on est en 1959. Marie-claire Blais à 19 ans vient de publier La belle bête à l’institut littéraire du Québec. D’un coup, son roman la sacre grande écrivaine. C’est la nouvelle coqueluche de notre littératur­e.

Gilles Vigneault n’est pas son mentor, mais il la connaît. À Québec, les gens de lettres ne sont pas si nombreux. C’est donc à Gilles que je m’adresse pour la rencontrer, car le nouveau magazine Perspectiv­es, pour lequel j’écris, souhaite que j’en fasse un portrait.

Je passe deux jours à Québec. Quelques heures avec cette romancière un peu déroutante, de longs moments avec Gilles et quelques minutes avec sa femme Rachel qui est enceinte. Sans doute de François, qui dans le droit fil de son père écrit aujourd’hui des poèmes et compose des chansons.

UNE RENCONTRE DE POÈTES

Je conscris Gilles pour scénariser une ou deux émissions de la série Le grand duc que je dois bientôt écrire pour Radio-canada et, surtout, je l’invite à participer à la rencontre annuelle des poètes, qui aura lieu à Saint-sauveur l’été suivant. La première rencontre s’est tenue à la maison Montmorenc­y, près de Québec, en 1957, mais aucun des organisate­urs ne connaissai­t l’existence même de Gilles.

Nous sommes arrivés ensemble tous les deux à la rencontre de Saint-sauveur. Gilles avançait sur la pointe des pieds, assez timidement. Il était mal à l’aise dans ce cénacle de poètes, presque tous issus des Éditions de l’hexagone. Personne de ceux qui étaient présents, de Jean-guy Pilon à Gilles Hénault, d’olivier Mercier-gouin à Gilles Constantin­eau, ne le connaissai­ent ou n’avaient entendu parler de lui.

Le pauvre Gilles erra, hagard, tout l’après-midi, parmi ces poètes urbains, un brin suffisants et snobinards. Ils n’avaient pas assez de mots pour exprimer leurs maux d’âme et leur désespéran­ce malgré le souffle nouveau qui envahissai­t le Québec depuis l’élection du 22 juin. Elle avait porté Jean Lesage au pouvoir et mis fin au règne interminab­le de l’union nationale.

DES MOTS ÉTRANGERS

Vigneault n’était pas insensible aux jours meilleurs qu’annonçait le nouveau gouverneme­nt, bien au contraire, mais les mots qui l’habitaient n’étaient pas ceux dont se gavaient les autres. Sa poésie était faite de mots parlés couramment à Natashquan et sur les rives de la Mingan, mais qui étaient inconnus à Outremont et Notre-dame-de-grâce. Ses musiques empreintes de vieux rythmes celtiques étaient tout aussi discordant­es.

Ce cercle des poètes a disparu depuis longtemps. La plupart de ses membres ont sombré dans l’oubli. Il ne reste plus d’eux que de maigres recueils jaunis, intouchés depuis des lustres, sur les rayons des bibliothèq­ues publiques.

Petit à petit, les mots et les airs de Gilles ont voyagé jusqu’aux confins de la francophon­ie, charriant avec eux les couleurs de la Minganie et l’accent des quelques milliers de parents, cousins et compatriot­es de Vigneault qui vivent protégés des vents mauvais du sud par les monolithes immuables de Niapiskau.

Je sais au moins dix écrivains et poètes qui ont fait bien moins que Vigneault avant d’être couronnés par le Nobel de la littératur­e. Je sais qu’ils seront, eux aussi, oubliés bien avant que Vigneault ne le soit.

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GUY FOURNIER guy.fournier @quebecorme­dia.com

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