Le mystère prend de l’ampleur
Cinq nouveaux experts appuient la thèse de la Couronne voulant que l’ex-juge Jacques Delisle a tué sa femme
Notre Bureau d’enquête a obtenu copie de deux rapports, jusqu’ici frappés d’une ordonnance de non-publication, rédigés par des scientifiques suisses.
Jacques Delisle ayant plaidé coupable, jeudi, à l’homicide involontaire de son épouse, il nous est maintenant permis d’exposer le contenu de ces documents.
Ces analyses avaient été commandées au printemps 2021 dans la foulée de la décision du ministre de la Justice, David Lametti, d’ordonner un nouveau procès dans cette affaire, et ce, même si un rapport produit quatre ans plus tôt ne faisait nullement mention d’une erreur judiciaire dans le dossier.
Jacques Delisle, 88 ans, qui clame son innocence depuis des années, a reconnu jeudi avoir fourni une arme chargée à son épouse Nicole Rainville, qui souhaitait s’enlever la vie.
La Couronne a insisté sur le fait qu’elle était en désaccord avec cette version des faits.
Elle reste convaincue que si un deuxième procès s’était tenu, Jacques Delisle pourrait être déclaré coupable à nouveau de meurtre prémédité.
« Les nouvelles expertises qu’on a obtenues confirmaient tout autant notre théorie de meurtre au premier degré que notre théorie que le coup de feu a dû être tiré dans un angle qui ne pouvait mettre que Jacques Delisle derrière l’arme », a commenté hier le procureur au dossier, Me Julien Beauchamp-laliberté.
UN TIR À ANGLE
La Couronne soutenait que Jacques Delisle avait fait feu avec un tir porté à angle et que le projectile s’était retrouvé à l’arrière de la tête de la défunte, à droite.
« Les reproductions du tir [...] ont montré que le tir avec un angle incident à 60 degrés permet de reproduire une position finale du projectile et la présence de fragments similaires à la configuration retrouvée chez la victime », écrivent les experts, dans leur premier rapport de 43 pages.
Selon la position de la Couronne, au moment du tir, Nicole Rainville aurait mis sa seule main valide à sa tempe, dans un geste défensif, ce qui aurait causé le tatouage noir de fumée dans sa paume.
Là encore, un tir à 60 degrés permet d’obtenir cette tache, notent les Suisses.
Ces analyses mettent à mal la théorie de la défense, plaide le ministère public.
Pour que le suicide soit scientifiquement possible, il aurait fallu « une succession d’événements extraordinaires » dont un tir à 90 degrés, a insisté Me Beauchamp-laliberté.
Il demeure ainsi convaincu qu’il était « hautement improbable » que Nicole Rainville ait pu tirer elle-même.
UNE MAUVAISE AUTOPSIE
Une théorie balayée du revers de la main par Me Jacques Larochelle, qui représente Jacques Delisle depuis le début de cette affaire.
Les expertises suisses, précise-t-il, expliquent aussi que « l’autopsie a été extrêmement mal faite et que l’absence de photos et la conservation du cerveau les limitent sérieusement dans leurs possibilités de déterminer une vraie trajectoire », expose Me Larochelle.
« Alors on doit se contenter d’une preuve inférieure et de probabilités », déplore-t-il.
En effet, les experts notent dans un autre rapport de 37 pages que la préservation du cerveau, sa fixation et sa dissection auraient été « nécessaires » et que l’absence de photographies et de descriptions détaillées « limitent fortement » leur aptitude à déterminer une trajectoire de projectile par arme à feu.
L’avocat de Jacques Delisle défend la décision du ministre de la Justice, qui a ordonné un nouveau procès pour son client en 2021, trois ans et demi après un rapport qui ne faisait nullement mention d’une erreur judiciaire dans cette affaire.
« Il n’y a aucune conclusion possible à tirer de ce rapport-là », a tranché Me Jacques Larochelle, hier.
L’avocat a réagi aux révélations contenues dans ce document produit en novembre 2017 dans le cadre de la demande de révision ministérielle de son client, qui se disait victime d’une erreur judiciaire.
Or, rien dans ce volumineux rapport, rédigé par le Groupe de révision des condamnations criminelles et tenu confidentiel jusqu’à la fin de l’affaire Delisle, ne fait état d’une erreur judiciaire.
« Je vais vous dire bien franchement, quand on a reçu ce rapport en 2017, on s’est dit qu’il allait falloir travailler un peu parce qu’on n’avait pas convaincu les fonctionnaires jusqu’à présent », explique Me Larochelle.
UN ARGUMENTAIRE DÉTAILLÉ
Son collègue, l’avocat torontois James Lockyer, un expert en matière d’erreurs judiciaires, a alors demandé de nouvelles expertises, en plus de rédiger un argumentaire détaillé.
« Me Lockyer a composé et produit un mémoire considérable, qui répondait point par point au rapport de novembre 2017. Et il s’est passé trois ans et plusieurs mois jusqu’à ce qu’on arrive au moment de la décision [du ministre] », ajoute-t-il.
C’est après avoir eu connaissance de « tout ça » que le ministre a pris sa décision, insiste Me Larochelle.
« On ne sait même pas si, à ce moment-là, ses fonctionnaires n’étaient pas de son avis, parce qu’ils n’ont pas produit un deuxième rapport. On ignore totalement l’opinion des fonctionnaires au moment où la décision a été prise. Tout ce qu’on sait, c’est là où ils s’orientaient, de façon préliminaire, trois ans et demi avant la décision et avant que le travail soit complété. Alors je ne vois pas ce qu’on peut déduire de ça », expose-t-il.
UNE ERREUR JUDICIAIRE
Me Jacques Larochelle demeure convaincu que son client a fait l’objet d’une erreur judiciaire et que c’est la remise en cause du travail des experts du ministère public qui a poussé le ministre à ordonner un second procès.