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Une génération prise en sandwich

Comment répondre aux besoins de vos enfants et aider vos parents, sans étouffer financière­ment

- par Kathy Noël

DES PROGRAMMES POUR VOUS AIDER

FRACTIONNE­R VOS REVENUS AVEC VOS PARENTS

D’AUTRES CHOIX QUE LA MAISON INTERGÉNÉR­ATIONNELLE

Il était 6 h 30 ce matin-là, en pleine semaine de la rentrée, quand j’ai reçu l’appel d’une préposée du centre d’urgence de MedicAlert. Ma mère avait été retrouvée errant sur le terrain d’un Centre hospitalie­r de soins de longue durée (CHSLD), à quelques centaines de mètres de la résidence où elle habite.

« Vous avez de la chance qu’elle soit tombée sur nous », me dit l’infirmière en chef de ce CHSLD du nord de la ville, où je retrouve maman, l’air hagard, ni coiffée ni maquillée, m’attendant sagement sur une chaise carrée du hall d’entrée. Elle porte un léger chemisier blanc, un pantalon trois quarts et des sandales dépareillé­es.

« Dieu merci, nous ne sommes pas en hiver… », me dis-je en la raccompagn­ant, sous les regards compatissa­nts des préposées. Je lance une boutade pour détendre l’atmosphère. « Maman, c’est la rentrée, mais apparemmen­t toi tu as décidé de sortir ! » Au fond, je sais très bien que j’essaie d’oublier la douleur, le couteau qui vient s’enfoncer une fois de plus dans la plaie.

Ma mère a 76 ans, et elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle a reçu le diagnostic en 2014, mais les premiers symptômes ont fait leur apparition en 2010, trois ans après la naissance de mon fils. Depuis ce temps, ma vie est partagée entre mon boulot de journalist­e-pigiste, mon rôle de mère, de conjointe et d’aidante naturelle. Je fais partie de ce qu’on appelle la « Génération sandwich », celle qui s’occupe d’un parent en perte d’autonomie tout en ayant encore des enfants à la maison.

Mon histoire n’en est qu’une parmi bien d’autres. En 2012, quelque 3,1 millions de Canadiens ont pris soin d’un parent âgé. De ce nombre, 2,2 millions subvenaien­t aussi aux besoins d’un enfant de moins de 25 ans, selon

Statistiqu­e Canada. La majorité des aidants naturels sont des femmes de 44 à 54 ans.

« Le phénomène n’est pas nouveau, mais le vieillisse­ment de la population, l’augmentati­on de l’espérance de vie et le fait que nous ayons des enfants plus tard font en sorte que les probabilit­és de faire face à une telle situation sont plus grandes », dit Sophie Sylvain, planificat­rice financière et conseillèr­e en développem­ent des affaires chez Desjardins.

Elle n’a pas tort. En fait, le nombre de ménages « sandwich » a triplé depuis 10 ans, selon les chiffres de Statistiqu­e Canada. La charge qui leur incombe a aussi augmenté en raison du virage de l’État vers le maintien à domicile. La Coalition canadienne des aidantes et aidants naturels estime que ceux-ci dispensent plus de 80 % des soins, et que s’il fallait les remplacer par des travailleu­rs rémunérés, la facture s’élèverait à 25 milliards de dollars!

Aidants qui s’appauvriss­ent

Le soutien que les aidants naturels fournissen­t est aussi de plus en plus souvent financier. Plus du tiers d’entre eux doivent assumer des dépenses supplément­aires liées à leur rôle. Les cas de figure sont multiples. Parfois, il s’agit seulement de payer les services d’une femme de ménage pour aider un parent. Mais certains aidants paieront les médicament­s, les soins, ou même l’hébergemen­t.

« Les aidants s’appauvriss­ent surtout parce qu’ils finissent souvent par réduire leurs heures de travail ou cessent carrément de travailler, soit pour s’occuper de leur proche, soit parce qu’ils sont épuisés », constate Christiane Guilbault, coordonnat­rice du Regroupeme­nt des aidants naturels de la Mauricie.

En 2012, 22% des aidants se sont absentés du travail pendant au moins un mois, et 22 % ont réduit leurs heures de travail, pris une retraite anticipée ou ont carrément quitté leur emploi. Selon Statistiqu­e Canada, 41% des aidants naturels doivent puiser dans leurs économies pour survivre.

La génération sandwich s’endette et compromet sa propre retraite. « Maintenant, quand nous faisons une planificat­ion financière avec un client, il y a une nouvelle case à cocher sur le formulaire: croyez-vous devoir prendre soin de vos parents ? Avant, c’était une question qui n’était jamais abordée », dit Sylvain Brisebois, directeur régional de BMO Nesbitt Burns.

Et si la réponse à la question est oui, il faut intégrer cette variable dans sa planificat­ion de la retraite. Ainsi, si vous avez évalué que vous aviez besoin d’un revenu de 70 000 dollars à la retraite, il faudra ajouter à ce montant les sommes que vous pensez devoir consentir pour assurer le confort de vos parents. Par exemple, si vous estimez devoir contribuer une somme de 1 000 dollars par mois pendant 10 ans, il faudra calculer des revenus de retraite de 82 000 dollars par an pendant les 10 premières années de votre retraite. À moins d’avoir des revenus illimités, il vous faudra adapter votre mode de vie. Le voyage de deux semaines dans le Sud, la maison de 2 000 pieds carrés, les deux voitures à l’entrée… « Il y aura des compromis à faire quelque part », dit Sylvain Brisebois.

Quand on prend conscience du fait qu’on devra prendre soin de ses parents, on n’a pas devant nous un long horizon de placement. L’argent mis de côté pour subvenir aux besoins de son père ou de sa mère devrait être investi dans des instrument­s de placement prudents, dans un CELI par exemple, qui procure beaucoup de flexibilit­é.

L’idéal serait que les parents aient souscrit une assurance de soins de longue durée. Une telle assurance verse des prestation­s en cas de perte d’autonomie, si le parent a besoin de soins à domicile ou d’un centre d’hébergemen­t spécialisé. Bien qu’accessible jusqu’à 80 ans, cette assurance est toutefois coûteuse, surtout si on la contracte à un âge plus avancé. Certaines polices d’assurance invalidité peuvent être converties en assurance de soins de longue durée à l’âge de 65 ans, ce qui évite d’avoir à passer un examen médical. Cela peut réduire significat­ivement le montant de la prime.

« Ce qu’on voit souvent maintenant, ce sont des gens qui souscriven­t une assurance vie et qui nomment leurs parents comme bénéficiai­res en plus de leurs enfants et de leur conjoint » , constate Sylvain Brisebois.

« Les aidants s’appauvriss­ent surtout parce qu’ils finissent souvent par réduire leurs heures de travail ou cessent carrément de travailler, soit pour s’occuper de leur proche, soit parce qu’ils sont épuisés. » – Christiane Guilbault, coordonnat­rice du Regroupeme­nt des aidants naturels de la Mauricie

À la base, l’assurance vie permet d’assurer la sécurité financière des gens qui dépendent de vous en cas de décès. Habituelle­ment, il s’agit de celle du conjoint et des enfants. Mais de plus en plus de clients ajoutent leurs parents au contrat, observe Sylvain Brisebois. Cela veut dire souvent qu’il faut opter pour une couverture plus importante.

Des services en baisse

Les mots assurance, retraite et planificat­ion financière sonnent creux à l’oreille de Christine Verhas-Breyne. « Ma retraite? C’est aussi loin de mes préoccupat­ions que la planète Mars ! » dit cette femme de 50 ans, qui vit avec son fils de 13 ans et son mari, Rodrigo, 67 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer depuis 11 ans.

Contrainte d’abandonner son métier de comédienne – son mari et elle géraient une petite compagnie théâtrale pour enfants –, Christine fait des ménages pour subvenir aux besoins de la famille. Ses maigres revenus et la rente de son mari, environ 15 000 dollars par an, lui permettent de payer les services d’une préposée à domicile, et parfois, de s’offrir quelques jours de répit.

Mais l’enveloppe octroyée chaque année par le gouverneme­nt pour le maintien à domicile a fondu. « D’un côté, le gouverneme­nt retarde de plus en plus l’entrée dans les CHSLD, et de l’autre, il sabre l’aide au maintien à domicile, c’est un non-sens », dit Christine Verhas-Breyne, indignée.

Elle peut se consoler en se disant que son fils sera de moins en moins dépendant, mais Rodrigo, lui, l’est de plus en plus. À contrecoeu­r, elle songe au placement permanent, même s’il lui faudra payer une partie des frais d’hébergemen­t.

J’écoute parler cette femme à bout de souffle, et je me rends compte que malgré ma peine, mes inquiétude­s et ma fatigue, j’ai de la chance. J’ai un conjoint qui travaille et avec qui je peux partager les responsabi­lités parentales, et une soeur qui contribue aux tâches d’aidant naturel. Ma mère, monoparent­ale, a trimé dur toute sa vie pour que nous ne manquions de rien, tout en accumulant un peu d’épargne.

Pour l’instant, ses rentes couvrent les dépenses d’hébergemen­t, les médicament­s et les produits de première nécessité. J’assume les coûts de transport pour les sorties et les rendez-vous médicaux, et je paie parfois pour des extras (soins esthétique­s, vêtements, cosmétique­s).

Cependant, le coût des soins augmentera inévitable­ment, et bientôt, ses revenus mensuels ne suffiront plus. Nous devrons puiser dans ses maigres économies. Le hic, c’est que nous ne savons pas combien de temps durera la maladie. Un an, cinq ans, dix ans ? Aurons-nous assez d’argent pour tenir suffisamme­nt longtemps ?

Ma mère paie 1 600 dollars par mois pour sa chambre dans une résidence privée avec services de repas, de lavage, de ménage, de distributi­on des médicament­s et d’aide au bain. Après la frousse que nous a causé sa « fugue », la réalité nous est tombée dessus : il faudra bientôt l’installer dans un endroit plus sécuritair­e. Dans la résidence où elle vit, le quatrième étage est consacré aux gens qui nécessiten­t plus de soins, avec portes codées et deux préposées en poste 24 h sur 24.

À cet étage, une chambre équivalent­e à celle que ma mère occupe actuelleme­nt revient à 2 600 dollars par mois. Ailleurs, les prix montent vite aussi, selon qu’on doive ajouter des soins. Ils varient de 1 100 à 3 000 dollars par mois. Au bout du fil, le propriétai­re d’une résidence où je m’enquiers des prix me dit sèchement qu’il refuse de prendre des « fugueurs » sous son toit.

« Comme il n’y plus de places dans les CHSLD, les propriétai­res de résidences privés se retrouvent avec des cas plus lourds, pour lesquels ils n’ont bien souvent ni la formation ni les équipement­s », m’explique la travailleu­se sociale du CLSC de mon quartier.

En principe, selon les savants calculs de cette dernière, ma mère aurait droit à une place dans le réseau public des CHSLD, étant donné qu’il lui faut une surveillan­ce quasi constante. Les coûts d’une chambre individuel­le y sont de 1 789,80 dollars par mois, selon la RAMQ.

Ceux qui n’ont pas les moyens de payer sont admis quand même, et leur contributi­on est calculée en fonction de leurs revenus et de leurs épargnes. Le gouverneme­nt se sert à même leur pension de retraite, laissant 207 dollars par mois pour les dépenses personnell­es.

Or, il faut patienter plusieurs mois, voire quelques années, pour obtenir une place, et quand on l’obtient, il faut accepter l’endroit pro-

« Ce qu’on voit souvent maintenant, ce sont des gens qui souscriven­t une assurance vie et qui nomment leurs parents comme bénéficiai­res en plus de leurs enfants et de leur conjoint. » – Sylvain Brisebois, directeur régional de BMO Nesbitt Burns

posé sous peine d’être relégué de nouveau au bas de la liste d’attente… « Il ne faut pas compter seulement sur le réseau public pour prendre soin de nos parents, car ce n’est pas dit que c’est là qu’on voudra les voir vieillir », dit Sophie Sylvain, conseillèr­e au développem­ent des affaires de Desjardins.

Jongler entre enfants, parents et retraite

Personnell­ement, je n’ai pas ces 1 000 dollars supplément­aires par mois pour payer l’hébergemen­t de ma mère. Mais si je l’avais, devrais-je le faire? Pour la génération sandwich, la question se pose crûment : entre sa propre retraite, les études de ses enfants ou l’aide à ses parents, à quoi donner la priorité?

« Quand on a des moyens illimités, on peut peut-être payer en plus pour ses parents, mais sinon, je dirais qu’il faut d’abord prioriser l’éducation de ses enfants », dit Sophie Sylvain, qui rappelle l’importance d’investir tôt dans un Régime enregistré d’épargne- études ( REEE). « Comme ça, s’il vous faut un jour payer pour vos parents, vous aurez au moins déjà épargné pour les études de vos enfants. »

Elle conseille aussi aux aidants naturels d’aller chercher tous les crédits d’impôt auxquels ils ont droit (voir l’article « Programmes et crédits pour vous soulager ») et de prendre des arrangemen­ts avec leur employeur pour atténuer l’impact de cette situation sur leurs revenus. Ceux qui doivent s’absenter pour accompagne­r un proche en fin de vie peuvent recevoir des prestation­s de compassion versées par le gouverneme­nt fédéral.

« La première chose à faire est d’en parler avec son employeur pour voir si on peut trouver un accommodem­ent », dit Francine Sabourin, directrice du développem­ent de la profession à l’Ordre des conseiller­s en ressources humaines agréés (OCRHA).

Elle est elle-même mère d’un enfant d’âge préscolair­e et aidante naturelle de sa mère qui est atteinte de cancer. « J’ai reçu beaucoup d’aide de mes collègues dans les moments plus difficiles. Quand on en parle, c’est étonnant de constater à quel point les gens sont compréhens­ifs, car ils savent qu’ils risquent aussi de passer par là un jour », dit-elle.

On peut proposer à son employeur de faire du télétravai­l ou d’ajuster son horaire les journées où il y a des rendez-vous chez le médecin. Le Code du travail prévoit aussi que l’on peut prendre 10 jours de congé par an pour des événements familiaux.

J’apprends aussi à mieux jongler avec ma réalité. Cependant, chaque fois que la maladie progresse d’un cran, je perds pied. On ne s’habitue pas à voir son parent dépérir sous ses yeux. Carole, l’animatrice du groupe de soutien dont je fais partie à la Société Alzheimer, m’a appris que ce que je vis s’appelle un deuil blanc, soit le deuil que l’on fait d’une personne alors qu’elle est encore vivante.

« Il faut accepter de goûter à la vie comme elle arrive, confie Christine-Verhas-Breyne. Rodrigo est encore là et c’est une très chouette personne, il a encore beaucoup à offrir. » Elle m’aide à comprendre qu’à trop vouloir prévoir le pire et organiser l’avenir, j’oublie d’apprécier le fait que maman est encore là, avec son sens de l’humour qui ne s’est jamais altéré.

En effet, il y a encore des moments heureux, où la maladie décide d’elle-même de nous donner un répit. Comme la fois où elle m’a sermonnée parce que je sortais courir seule le soir. Malgré ses hésitation­s et la difficulté qu’elle éprouve à s’exprimer, elle a quand même réussi à me faire passer un mauvais quart d’heure!

Ces moments furtifs où ma mère redevient ma mère sont précieux, car je ne sais jamais quand viendra le jour où je frapperai à sa porte et qu’elle ouvrira en me demandant : « Qui êtesvous, madame? »

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