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VOTRE PANIER D' EPICERIE EXPLOSE

Commerce en ligne ou de quartier, prêt-à-manger ou prêt-à-cuisiner, le commerce en alimentati­on connaît une véritable révolution. Comment vous pouvez en profiter.

- par Martine Roux

Toma Parent ne met à peu près jamais les pieds dans un supermarch­é. Malgré une gymnastiqu­e familiale décoiffant­e – sa blonde et lui ont trois enfants, mais il est le seul végétarien de la maisonnée –, ce vidéaste de 42 ans a mis au point une technique personnali­sée pour remplir le frigo. But : maximiser à la fois son emploi du temps et son portefeuil­le tout en consommant selon des valeurs écorespons­ables.

Les denrées non périssable­s ? Il les commande en ligne par l’intermédia­ire du groupe d’achat d’aliments biologique­s NousRire et les ramasse tous les huit mardis en se rendant à sa partie de hockey. Les fruits et légumes proviennen­t d’un panier des Fermes Lufa qu’il prend près de chez lui, ou alors de la fruiterie devant laquelle il passe tous les jours. Pour le reste, il se rend au marché public. À l’occasion, avec d’autres membres de sa famille, il achète des aliments périssable­s chez un distribute­ur alimentair­e.

Bref, les rares fois où ce Verdunois pousse un chariot d’épicerie, c’est chez… Costco! « On y va surtout pour acheter les collations ou les aliments préférés des enfants. C’est simple, quand je vais dans une épicerie traditionn­elle, j’ai l’impression d’être en vacances en Ontario… »

Ses critères de sélection : la qualité des aliments – il achète autant que possible des aliments biologique­s ou locaux – et le prix, auquel il est très sensible. « Je trouve hallucinan­ts les prix des supermarch­és. Oui, il peut y avoir une offre spéciale sur le céleri, mais ils se rattrapent sur le reste. Il faut courir les rabais d’une épicerie à l’autre pour véritablem­ent économiser. Je préfère payer 10 % de plus, mais je me déplace au minimum et je consomme selon mes valeurs. »

Toma Parent est loin d’être le seul à tourner le dos aux enseignes traditionn­elles telles Metro, IGA et Provigo. Au Québec, même si ces trois grandes chaînes se partagent encore les deux tiers des ventes de produits d’épicerie, leur part du gâteau fond comme du beurre dans la poêle. Où s’approvisio­nnent alors les Québécois ? C’est là que ça devient intéressan­t, remarquent les spécialist­es du commerce de détail en alimentati­on : le « mangeur-consommate­ur » moderne est une bibitte pleine de contradict­ions. Il veut manger sainement, mais manque de temps pour cuisiner. Il a un penchant pour le bio, mais rechigne à mettre la main à la poche.

Autrement dit, s’il se rend encore au supermarch­é, il s’approvisio­nne aussi chez Walmart, Costco, Dollarama ou Canadian Tire, remarque Sylvain Charlebois, doyen de la Faculté de gestion et professeur en distributi­on et politiques agroalimen­taires à l’Université Dalhousie, à Halifax. Ce qui ne l’empêche pas de fréquenter le marché public, l’épicerie bio ou le boucher du coin. « Le facteur clé, c’est la commodité. On veut gagner du temps. »

« Faire la commande » une fois par semaine au même endroit ? C’est du passé, estime Jacques Nantel, professeur émérite à HECMontréa­l. « Plus la ville se densifie, plus les ménages ont des contrainte­s de temps et moins ils sont appelés à prendre la voiture pour aller faire l’épicerie. Ils se font plutôt livrer les denrées de base et complètent leurs achats dans les commerces de quartier pour la viande, le poisson ou les fruits et légumes. »

La taille réduite des ménages, leur compositio­n ethnique et l’essor du commerce électroniq­ue contribuen­t aussi à modifier la donne, ajoute ce spécialist­e du marketing. Ajoutez à cela les tendances foodies en tous genres – végétarism­e, régimes sans gluten, aliments biologique­s, écorespons­ables ou de production locale – et vous obtenez la recette parfaite pour une transforma­tion en profondeur du commerce de détail en alimentati­on, poursuit-il. « J’ai quatre enfants dans la trentaine et c’est devenu impossible de faire un souper de famille le dimanche : l’un mange des protéines, l’autre est végétalien, un autre ne consomme pas de lactose… J’ai démissionn­é. »

Le laitier 2.0

Il n’y a pas que les Costco et Walmart de ce monde qui s’invitent à la table des Québécois. Le professeur et chercheur en marketing alimentair­e à l’Université Concordia Jordan LeBel remarque que, depuis une quinzaine d’années, l’innovation dans le domaine de l’alimentati­on a favorisé l’émergence d’une multitude de petits producteur­s qui grignotent eux aussi des parts de marché aux enseignes traditionn­elles.

« Comme le consommate­ur est devenu frileux par rapport au contenu et à la provenance de la nourriture qu’il mange, il recherche des indices d’authentici­té. Pour beaucoup, les produits locaux ont remplacé les aliments certifiés biologique­s. La notion de proximité les met en confiance. »

Prenez Pascal Di Tomasso, un conseiller en placements lavallois, père de deux garçons de 12 et 14 ans. De juin à octobre, même si le supermarch­é IGA de son quartier comporte une section Rachelle-Béry – des « épiceries santé » acquises par Sobeys, propriétai­re d’IGA –, il préfère acheter ses fruits et légumes au kiosque maraîcher du coin. Quant à la viande, il encourage plusieurs distribute­urs indépendan­ts: Gueuleton pour les poissons et fruits de mer surgelés, Alimentati­on Maison pour les volailles ou les viandes transformé­es (saucisses, pâtés, etc.), et Viandes Rheintal pour les viandes certifiées biologique­s. Tous livrent leurs produits chez lui en 24 heures.

En fin de compte, l’opération ne s’avère pas plus coûteuse que d’acheter de la viande non biologique au supermarch­é, dit-il. « On commande un demi-veau et un demi-agneau chaque année en plus de quatre ou cinq poulets bios par l’intermédia­ire d’un producteur qu’on connaît. Les producteur­s fournissen­t tous les morceaux : jarrets, filets, côtelettes, foie, etc. Comme on les cuisine tous dans des recettes différente­s, on en a environ pour un an [en complétant avec d’autres types de repas]. » Pascal Di Tomasso et sa conjointe ont comparé les prix des différente­s coupes de viande avec leur équivalent chez IGA. « Quand on achète pour 400 dollars chez Alimentati­on Maison, par exemple, ça revient moins cher à la livre. On s’arrange pour atteindre ce montant. »

Au-delà du prix, il y a aussi une question de commodité et d’idéologie dans le choix de la famille, poursuit Pascal Di Tomasso. « On aime encourager les producteur­s locaux ou les petits entreprene­urs, avec qui on jase. Ça crée un lien de confiance. Dans notre entourage, on est pas mal les seuls à ne jamais aller chez Costco! »

Il faut dire que chez les Di Tomasso, il y a de l’espace pour stocker la nourriture : la maison est équipée d’un congélateu­r au sous-sol en plus de deux frigos. D’ailleurs, à chaque début d’automne, le couple profite du temps des récoltes pour faire le plein de tomates et de légumes de saison qu’il transforme­ra en sauces, bouillons et soupes maison. À l’ancienne, quoi ! « Ça nous occupe pendant deux ou trois fins de semaine, mais après, on en a pour l’année », ajoute Pascal Di Tomasso en riant.

Le temps, c’est de l’argent

Le Canadien moyen passe 1 heure et 14 minutes par jour à manger et cette durée rétrécit chaque année comme peau de chagrin, observe Sylvain Charlebois, de l’Université Dalhousie. « En fait, il passe davantage de temps à écouter des émissions ou des capsules sur l’alimentati­on qu’à cuisiner ! Ça les fait rêver, mais rares sont les gens qui passent à l’action : ils manquent de temps non seulement pour

« On aime encourager les producteur­s locaux ou les petits entreprene­urs, avec qui on jase. Ça crée un lien de confiance. » Pascal Di Tomasso, conseiller en placements

l’achat d’aliments, mais aussi pour leur consommati­on. »

Le gain de temps est d’ailleurs LA raison du succès d’Antoine au quotidien, un service de livraison de plats cuisinés à domicile, selon son fondateur, Antoine Masson-Delisle. Depuis qu’il a lancé le concept, en septembre 2010, ses fourneaux ne dérougisse­nt pas: il emploie désormais plus d’une vingtaine de personnes en plus des livreurs et étend sans cesse sa couverture de livraison – il vise le Canada en entier, voire au-delà –, mais n’a jamais dépensé un sou en publicité. « On répond à un besoin : manger le plus sainement possible sans avoir à faire l’épicerie et la cuisine. Nos clients apprécient le fait qu’on leur livre des repas sans hormones de croissance ou antibiotiq­ues dans des plats en verre qu’ils n’ont qu’à réchauffer. »

Prix des plats de viande cuisinés: de 17à 23 dollars pour deux bonnes portions. Si certains clients ne commandent que quelques repas par semaine – Antoine sert environ 200 ménages sur une base hebdomadai­re –, d’autres choisissen­t d’accrocher leur tablier du lundi au vendredi. Ceux-là paient de 200 à 300 dollars pour cinq repas pour deux personnes. N’est-ce pas hors de la portée de bien des bourses?

« La plupart de nos clients sont des familles de profession­nels qui sont assez à l’aise financière­ment, c’est vrai. D’un autre côté, combien valez-vous de l’heure et combien de temps passez-vous à faire les courses et la cuisine ? On offre une option qui permet de gagner beaucoup de temps sans compromett­re la qualité des repas. »

Après le prêt-à-manger, le prêt-à-cuisiner s’est aussi taillé une place dans l’assiette des Québécois. Le principe : chaque semaine, vous choisissez vos menus par Internet et on vous livre dans une boîte réfrigérée tous les ingrédient­s préportion­nés pour cuisiner les recettes qui les accompagne­nt. Par exemple, lors de notre passage dans les locaux de MissFresh, les employés s’affairaien­t à composer des boîtes contenant tous les ingrédient­s pour réaliser des gnocchis aux légumes, des farfalles à la morue et de l’aiglefin au citron. Un sachet de pistaches par-ci, une tige de menthe par-là... Coût par portion: entre 9 et 11dollars.

Qu’est- ce qui fait l’attrait du prêt- àcuisiner ? Le plaisir de préparer des repas simples et sains tout en évitant le gaspillage d’aliments, répond Marie- Ève Prévost, l’une des associées de l’entreprise, une énergique brunette au sourire avenant. « Nos clients nous disent que ça comble différents besoins : économiser du temps, apprendre à cuisiner, bien manger et avoir une alimentati­on variée. Si vous êtes célibatair­e et que vous achetez un chou-fleur, par exemple, ce sera votre légume pour la semaine ! »

Avant de fonder MissFresh avec un troisième partenaire, en octobre 2015, Marie-Ève Prévost et son frère Bernard occupaient tous deux des emplois gravitant autour de l’univers numérique, lui dans le commerce électroniq­ue, elle dans les médias. Ils se servent de leurs expérience­s respective­s pour croiser et analyser les données de l’historique des commandes, ce qui leur permet notamment d’adapter les menus en fonction des préférence­s des clients. Ils semblent avoir trouvé la bonne recette : MissFresh compte aujourd’hui une quarantain­e d’employés et les abonnement­s sont en hausse, disent-ils.

« Il y a un réel besoin pour les gens qui délaissent les épiceries et qui veulent manger sainement, dit Bernard Prévost. Plusieurs de nos clients sont des profes- sionnels en couple qui sortent du bureau à 18h, vont au gym et arrivent à la maison à 20h. Ils ne veulent pas se casser la tête pour le repas du soir. »

Sans emballages

Devant ce qu’il appelle « l’explosion des styles de vie », Jordan LeBel, de l’Université Concordia, remarque que certains

épiciers traditionn­els se grattent la tête. « Le système en place laisse peu de marge de manoeuvre aux épiciers propriétai­res pour accueillir les producteur­s locaux, comme le petit fromager ou la microbrass­erie locale. Les enseignes traditionn­elles commencent à s’adapter, mais c’est un peu lent. » ( Voir : « Comment réagissent les détaillant­s en alimentati­on ? » )

Valérie Sanche en sait quelque chose. En un an, cette ergothérap­eute de 26 ans est passée du Costco, où elle faisait l’épicerie presque chaque semaine, à la consommati­on zéro déchet. Elle n’achète à peu près que des aliments non emballés, que ce soit chez Vrac en folie, à l’épicerie zéro déchet Loco (dans son quartier, Villeray), chez Bulk Barn ou au marché Jean-Talon. Mais quand elle se rend dans une épicerie traditionn­elle pour du lait, du fromage ou une boîte de tomates, par exemple, elle doit insister pour se faire servir selon ses principes.

Tenez: la première fois où elle s’est présentée au comptoir de boulangeri­e avec sa taie d’oreiller – c’est son sac à pain –, l’employée a refusé de la laisser partir avec une miche dépourvue d’un emballage plastique sur lequel elle pourrait apposer l’étiquette de prix. Après avoir demandé à parler au superviseu­r, Valérie a finalement eu gain de cause.

Au rayon des charcuteri­es et fromages, elle débarque avec ses plats Tupperware. « Ça surprend toujours, raconte-t-elle, un grand sourire dans la voix. Quand j’arrive à la caisse, les caissières me disent souvent : "Tiens, je ne savais pas qu’on donnait un contenant avec le fromage ! " En règle générale, ça se passe bien, il suffit de demander. Si le commis hésite à me vendre un produit non emballé, je sors un argument qui ne rate jamais: je lui dis que je n’ai pas de poubelle chez moi ! »

Pour Valérie et son amoureux, la transition vers la consommati­on zéro déchet s’est avérée payante. Grands sportifs – ils s’entraînent de 10 à 15 heures par semaine et participen­t à des compétitio­ns Ironman –, ils avaient l’habitude de faire provision de barres énergétiqu­es et de repas prêts rapidement (salades déjà composées, poitrines de poulet marinées, etc.) chez Costco. Ils y laissaient environ 400 dollars chaque mois. Aujourd’hui, la facture men-

suelle de produits d’épicerie tourne autour de 150 dollars. En prime, les biscuits aux fèves blanches et les barres de lentilles et chocolat ont remplacé les barres énergétiqu­es industriel­les.

« Sans être anti-viande, on est devenus végétarien­s, donc c’est sûr que ça coûte moins cher. Mais il y a aussi d’autres facteurs : chez Costco, par exemple, on est tenté d’acheter plein de bébelles, des livres, des vêtements. En plus, juste trouver une place de stationnem­ent est une totale perte de temps! Aujourd’hui, on fait les courses en revenant du travail. »

Toujours le prix

En dépit de toutes les tendances, c’est encore le prix qui reste le facteur déterminan­t dans la décision d’achat d’un aliment, estime Sylvain Charlebois. « Beaucoup adoptent encore des stratégies d’achat à l’avance, comme consulter les circulaire­s en ligne ou gérer leur liste d’épicerie au moyen d’une applicatio­n en fonction des rabais de la semaine. »

Mais en 2017, le rapport au prix est particuliè­rement intéressan­t, car il n’y a plus de « consommate­ur monolithiq­ue », observe Jacques Nantel. « Dans toutes les strates d’âge et de revenus, les consom- mateurs jouent sur plusieurs tableaux. Les mêmes consommate­urs – dans des proportion­s différente­s – achèteront des produits de luxe et des aliments de base. Ceux qui ont beaucoup de moyens vont aussi chez Super C, Maxi, Walmart ou Costco. C’est ce qui explique la croissance des parts de marché de ces très grandes surfaces et du commerce électroniq­ue. »

Une étude dirigée à l’Université Dalhousie par l’équipe de Sylvain Charlebois l’automne dernier corrobore ce phénomène : parmi les quelque 1 000 Canadiens interviewé­s, les participan­ts ayant des revenus plus élevés – plutôt que les plus démunis – étaient les plus enclins à modifier leurs habitudes de consommati­on en fonction du prix.

Prix, temps, valeurs idéologiqu­es : en 2017, le panier d’épicerie des consommate­urs n’a plus rien à voir avec celui de l’âge d’or des géants Steinberg ou Dominion. Malgré tout, les supermarch­és ne disparaîtr­ont pas du paysage, affirme Jacques Nantel. « Pour les consommate­urs, il ne s’agit plus uniquement d’économiser du temps, il faut que le temps consacré à faire les courses soit agréable. Pour les produits de base, l’achat en ligne fait l’affaire. Pour le reste, c’est l’aspect expérienti­el qui compte. C’est là où les commerces qui ont pignon sur rue peuvent se distinguer. »

De son côté, Valérie Sanche a même convaincu sa mère, grande adepte du Costco, de fréquenter davantage le Bulk Barn de Laval, un commerce d’aliments en vrac. « À force de voir ses filles consommer autrement, elle délaisse graduellem­ent le Costco, ce qui était impensable pour elle il n’y a pas longtemps! » C’est ce qui s’appelle varier le menu…

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