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L’investisse­ment responsabl­e se réinvente

Réduire le risque de son portefeuil­le en investissa­nt de manière responsabl­e. C’est ce que font plusieurs grandes caisses de retraite au Canada. Au-delà de l’écologie et de la morale, les rendements semblent au rendez-vous.

- par Sophie Stival

Réduire le risque de son portefeuil­le en investissa­nt de manière responsabl­e. C’est ce que font plusieurs grandes caisses de retraite au Canada. Au-delà de l’écologie et de la morale, les rendements semblent au rendez-vous.

Dans les années 1980, les fonds éthiques adoptent une approche qu’on peut qualifier de restrictiv­e. On exclut des pans entiers de l’économie, comme le tabac et l’armement, parce que cela va à l’encontre de nos valeurs. Aujourd’hui, l’investisse­ment responsabl­e est un concept beaucoup plus large. On reconnaît l’importance financière des questions environnem­entales, sociales et de gouvernanc­e, plus communémen­t nommées facteurs ESG. Avec plus de 1 500 milliards de dollars d’actifs sous gestion à la fin de 2015 (voir le tableau), ce marché représente près de 40 % de tout le marché canadien de l’investisse­ment.

Mais soyons francs : ce n’est pas pour se donner bonne conscience que de plus en plus de fonds de pension suivent les six Principes pour l’investisse­ment responsabl­e (voir l’encadré). Une multitude de recherches ont montré ces dernières années que miser à long terme sur des entreprise­s socialemen­t responsabl­es peut réduire le risque d’un portefeuil­le de placement. Il s’agit ici d’enjeux liés aux compétence­s des dirigeants, aux impacts des changement­s climatique­s sur la profitabil­ité des sociétés, à l’acceptabil­ité sociale d’un projet ou même au respect des droits des travailleu­rs.

Une méta-analyse réalisée par l’Université de Hambourg et la société Deutsche Asset Management* a brassé la cage des sceptiques en 2015. On a examiné quelque 2 200 études menées depuis les années 1970 sur les effets des facteurs ESG sur les résultats financiers des entreprise­s. Conclusion : dans 90 % des cas, la performanc­e des entreprise­s est équivalent­e ou supérieure à celle des sociétés qui n’ont pas de telles préoccupat­ions. Dans plus du tiers des situations examinées, le rende-

ment est supérieur. Autre fait intéressan­t : les marchés émergents et l’immobilier dits responsabl­es ont engendré de bonnes performanc­es dans environ 70% des cas.

Des stratégies qui s’affinent

Qu’entend-on concrèteme­nt par investir de manière responsabl­e aujourd’hui ? Eh bien, on cible des sociétés, souvent des leaders dans leur industrie, en les incitant à améliorer leurs pratiques d’affaires. On ne vise donc pas à boycotter une entreprise. « On mise plutôt sur des démarches d’actionnari­at engagé et de dialogue afin de trouver des solutions. On aura parfois des placements dans des secteurs liti- gieux. On veut justement avoir une influence en les amenant à changer », explique Rosalie Vendette, conseillèr­e principale, Investisse­ment responsabl­e chez Desjardins.

Les stratégies se sont également affinées avec les années. On tente désormais de protéger les placements en gérant le mieux possible les risques. « On se demande, sur un horizon de 10 ou 20 ans, comment nos placements vont réagir aux changement­s climatique­s, par exemple. Encore plus important : comment les entreprise­s dans lesquelles on investit s’adapteront aux modificati­ons réglementa­ires, par exemple une taxe sur le car- bone », ajoute la spécialist­e. La rentabilit­é des entreprise­s et, ultimement, leur performanc­e boursière dépendent de ces questions et les comités de placement en sont conscients.

« Plutôt que d’exclure le secteur pétrolier en entier, on voudra repérer le meilleur acteur de sa classe et inclure, par exemple, une entreprise comme Suncor dans le portefeuil­le » , illustre Olivier Gamache, PDG du Groupe investisse­ment responsabl­e (GIR). La société canadienne Suncor a accepté de divulguer publiqueme­nt ses plans à ses investisse­urs afin de réduire son empreinte carbone en plus d’évaluer les risques de certains de ses projets.

Avant d’ajouter un titre dans les portefeuil­les de ses clients, le comité de recherche de Jarislowsk­y Fraser examine une multitude de données financière­s qui incluent également une analyse des facteurs ESG. « On détermine, selon le secteur d’activité, quels risques sont les plus matériels. Ces renseignem­ents s’ajoutent à notre analyse fondamenta­le et font partie de notre approche d’investisse­ment durable où l’on sélectionn­e des entreprise­s de grande qualité » , souligne Michel Brutti, associé principal senior, recherche, chez Jarislowsk­y Fraser.

Plusieurs entreprise­s fournissen­t de la recherche sur les facteurs ESG ou encore des cotes, comme le font les grandes firmes de courtage pour les titres en Bourse. Une organisati­on sans but lucratif telle que Carbon Disclosure Project ( CDP) va publier des données sur les émissions de gaz à effet de serre produites par les entreprise­s à l’échelle planétaire.

Gagner en crédibilit­é

Le hic, c’est que ces facteurs sont souvent intangible­s et les quantifier est un défi important. Des groupes de travail s’efforcent depuis quelques années de donner une crédibilit­é au développem­ent de pratiques commercial­es durables. Les entreprise­s doivent aussi apporter leur contributi­on. Des personnali­tés comme Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de la stabilité financière, ou encore l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, ont rallié beaucoup de grands patrons d’entreprise dans le monde. Par exemple, le groupe de travail que dirige Michael Bloomberg propose que les entreprise­s divulguent publiqueme­nt leurs risques opérationn­els et financiers liés aux changement­s climatique­s. Des centaines de multinatio­nales et d’institutio­ns finan-

cières ont appuyé jusqu’ici l’initiative, parmi lesquelles on retrouve Dow Chemical, Unilever, Pepsi, Shell, Bank of America, AXA, etc. Il y a donc une pression grandissan­te afin de rendre publiques de telles informatio­ns.

Dans les faits, certains gros investisse­urs institutio­nnels détiennent des participat­ions si importante­s dans des entreprise­s cotées en Bourse qu’ils peuvent influencer les règles du jeu. « Par exemple, on va interpelle­r le G7 et le G20 afin que soient respectés certains accords comme ceux de Paris. Présenteme­nt, beaucoup d’efforts sont déployés pour augmenter la qualité des données divulguées par les entreprise­s, en plus d’avoir une standardis­ation dans la fréquence des publicatio­ns, tout cela afin de prendre de meilleures décisions de placement », souligne Rosalie Vendette.

Quel pouvoir a le petit investisse­ur ?

Dans tout ce débat sur l’investisse­ment responsabl­e, le petit épargnant semble laissé pour compte. Peut-il jouer dans la cour des grands ? Selon Rosalie Vendette, on ne doit pas sous-estimer le pouvoir des fonds communs de placement dans lesquels investisse­nt des millions de ménages canadiens. « La concentrat­ion des capitaux se trouve dans les régimes de retraite, mais également dans les fonds communs de placement qui permettent d’enregistre­r les votes des détenteurs de participat­ions », rappelle-t-elle. En vérité, les actifs en investisse­ment responsabl­e gérés pour des particulie­rs ne représente­nt, selon l’Associatio­n pour l’investisse­ment responsabl­e du Canada (AIR), qu’un maigre 118 milliards de dollars (fin 2015), alors que le marché des fonds communs au Canada valait quelque 1 400 milliards de dollars au 30 juin 2017.

Il reste donc du chemin à faire pour sensibilis­er les conseiller­s financiers et le grand public. « Au printemps, nous avons sondé l’opinion des Canadiens à propos de l’investisse­ment responsabl­e et plus des trois quarts des répondants se sont dits intéressés par ces questions. Toutefois, un nombre équivalent affirmait en connaître très peu sur le sujet. Cette méconnaiss­ance est un enjeu sur lequel nous allons concentrer nos efforts dans l’avenir », indique Dustyn Lanz, directeur recherche et communicat­ions de l’AIR.

Les investisse­urs individuel­s ont la possibilit­é d’acheter des fonds communs de placement qui intègrent les facteurs ESG dans leur sélection de titres. Ceux qui ne veulent pas payer de frais de gestion trop élevés peuvent aussi se tourner vers les fonds négociés en Bourse ( FNB). Plusieurs reproduise­nt des indices qui regroupent des titres suivant les principes d’investisse­ment responsabl­e, comme le Jantzi Social Index au Canada. BlackRock a également émis ces dernières années plusieurs FNB qui misent sur des indices américains et internatio­naux dont les sociétés prennent en compte les facteurs ESG dans leur pratique d’affaires. Les titres à revenu fixe ne sont pas en reste avec de plus en plus d’émissions d’obligation­s vertes. La province de Québec a d’ailleurs lancé l’hiver dernier son premier programme d’obligation­s vertes aussi accessible­s aux particulie­rs. On souhaitait financer des projets respectueu­x de l’environnem­ent dans le domaine du transport public.

Le hic, c’est que ces facteurs sont souvent intangible­s et les quantifier est un défi important. »

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