Les Affaires

VAINCRE LES OBSTACLES INVISIBLES

Les préjugés sexistes tenaces nuisent trop souvent au processus d’apprentiss­age du leadership. Voici comment remédier au problème.

- Auteurs : Herminia Ibarra, Robin Ely et Deborah Kolb HARVARD BUSINESS REVIEW

Femmes aux commandes — Amanda, une banquière d’affaires dans la trentaine, voyait sa carrière atteindre un point mort, car, selon les dires, elle manquait de charisme face aux clients (majoritair­ement des hommes plus âgés) et n’intervenai­t pas assez pendant les réunions. Jusqu’au jour où on lui confia le dossier de deux clients, dont la direction financière était assurée par des femmes qui surent apprécier son intelligen­ce et sa gestion habile de leurs besoins et inquiétude­s. Chacune, à sa façon, prit l’initiative d’améliorer l’image d’Amanda, l’une en requérant sa présence à toutes les réunions importante­s, et l’autre en refusant tout autre interlocut­eur.

Ainsi, la crédibilit­é d’Amanda dans l’entreprise s’accrut. Ses collègues et ses superviseu­rs commencère­nt à la considérer non plus comme une simple gestionnai­re de projet compétente, mais également comme une conseillèr­e de confiance pour les clients. Ces relations, à l’interne comme à l’externe, ont donné à Amanda la confiance nécessaire pour articuler des idées et les exprimer sans détour à ses collègues ou aux clients. Ses superviseu­rs ont conclu qu’elle était finalement « sortie de sa coquille » et qu’elle avait mis les bouchées doubles pour devenir une femme de tête.

Cet exemple illustre comment on devient un leader: en intérioris­ant l’identité de dirigeant et en acquérant une grande déterminat­ion. À mesure que les capacités de leadership d’une personne augmentent et que les occasions d’en faire la preuve se multiplien­t, elle accroît ses chances de se voir confier des tâches importante­s et ardues, et de bénéficier d’autres appuis dans l’organisati­on. Une telle affirmatio­n lui donne le courage de sortir de sa zone de confort et d’adopter des comporteme­nts nouveaux et de nouvelles méthodes de leadership.

Ce processus est souvent plus difficile pour les femmes que pour les hommes, en raison de préjugés insidieux. Par exemple, on félicitera un homme pour son assurance, tandis que la femme qui adoptera le même comporteme­nt sera considérée comme agressive et sera dénigrée.

C’est en montrant du doigt ces préjugés qu’on peut aider les hommes et les femmes à comprendre cet état de fait. Ainsi, les femmes pourront se concentrer sur leurs compétence­s en leadership plutôt que sur le jugement d’autrui.

L’histoire d’Amanda montre que le potentiel de leadership des femmes se traduit parfois de manière moins traditionn­elle (en répondant aux besoins des clients, par exemple, plutôt qu’en étant campé sur ses positions) et que sa reconnaiss­ance nécessite l’interventi­on de femmes influentes. Malheureus­ement, celles-ci sont peu nombreuses.

Malgré l’absence d’un biais discrimina­toire, des formes de préjugés sexistes insidieux de « deuxième génération » peuvent entraver le développem­ent de l’identité de leader chez tout le personnel féminin d’une entreprise. Il en résulte une sous-représenta­tion des femmes aux postes à responsabi­lités, ce qui renforce les conviction­s bien ancrées et favorise la nomination d’hommes, maintenant ainsi le statu quo.

Voici les trois mesures que nous proposons pour favoriser l’accès des femmes à des postes de direction: 1 Sensibilis­er les gens au sexisme de deuxième génération Les femmes sont confrontée­s à des barrières subtiles, voire invisibles, fondées sur des présupposé­s culturels et des structures, des pratiques et des modèles organisati­onnels d’interactio­n qui les désavantag­ent et profitent involontai­rement aux hommes: le manque de modèles féminins, des carrières et des métiers traditionn­ellement réservés aux hommes, l’accès insuffisan­t des femmes à des réseaux et à des mentors.

Le sexisme de deuxième génération repose sur des stéréotype­s et des pratiques organisati­onnelles qui peuvent être difficiles à détecter, mais c’est en y étant sensibilis­é qu’on peut les changer. Dans le cadre de notre travail sur des programmes de développem­ent du leadership, nous adoptons une démarche fondée sur les « petites victoires ».

Ainsi, le groupe de travail d’une entreprise de fabricatio­n s’est rendu compte que les chefs avaient tendance à embaucher et à promouvoir des personnes, principale­ment des hommes, au parcours et à la carrière similaires aux leurs. Et ils avaient de bonnes raisons d’agir de la sorte: en plus d’une certaine difficulté à trouver des ingénieurs chevronnés, la direction était soumise à des contrainte­s de temps pour pourvoir les postes. Toutefois, après s’être aperçue des coûts cachés de cette pratique (roulement de personnel élevé, difficulté à attirer des femmes et manque de diversité pour s’adapter à l’éventail de clients), la société a adopté la démarche des « petites victoires ». Certains cadres se sont par exemple engagés à revoir les critères des postes de direction. Un chef a déclaré: « Nous élaborons les descriptio­ns de poste, c’est-à-dire la liste des compétence­s, en fonction d’un idéal. Nous savons que les hommes poseront leur candidatur­e, même s’ils ne remplissen­t pas tous les critères, là où les femmes auraient tendance à s’abstenir. Désormais, nous dressons la liste des compétence­s requises pour le poste, plutôt que de chercher un profil irréaliste. Nous avons embauché davantage de femmes à ces postes, ce qui n’a absolument pas nui à la performanc­e. »

Créer des 2 « milieux favorables à l’épanouisse­ment du leadership féminin » Au sommet de l’organisati­on, les femmes se font de plus en plus rares, ce qui accroît leur visibilité et l’examen de leurs moindres faits et gestes. Elles sont ainsi susceptibl­es de développer une aversion au risque, de se concentrer sur les détails et de perdre leur déterminat­ion. C’est pourquoi un milieu favorable à l’apprentiss­age, l’expériment­ation et l’esprit communauta­ire est essentiel aux programmes de développem­ent du leadership féminin.

Les entreprise­s devraient encoura-

ger la formation de groupes dans lesquels des femmes de mêmes niveaux hiérarchiq­ues pourraient discuter de leur rétroactio­n, échanger leurs impression­s et offrir un soutien émotionnel à leurs pairs en ce qui a trait à leur apprentiss­age. En se rendant compte qu’elles partagent des expérience­s similaires, les femmes auront davantage envie de parler ouvertemen­t, de prendre des risques et de se montrer vulnérable­s sans craindre le jugement ou l’incompréhe­nsion. Ces liens sont particuliè­rement importants quand les femmes discutent de sujets délicats tels que les préjugés sexistes, ou réfléchiss­ent aux défis de leadership auxquels elles sont confrontée­s et qui peuvent facilement menacer leur identité et les pousser à rejeter toute critique. Quand elles évaluent sans détour les facteurs culturels, organisati­onnels et individuel­s qui façonnent leur comporteme­nt, les femmes peuvent définir avec cohérence leur identité et ce qu’elles veulent devenir.

Axer les efforts 3 sur une volonté de leadership Lors d’une récente entrevue avec l’équipe de presse de Hillary Clinton, un journalist­e aguerri a déclaré: « Nos articles ne reprennent pas tant ce qu’elle dit que ce qu’on veut qu’elle dise. Quand elle s’exprime, on s’inté- resse toujours à son attitude. » De son côté, Hillary Clinton affirme qu’elle a baissé les bras et qu’elle se concentre entièremen­t sur la tâche à accomplir.

En adoptant une attitude déterminée, les femmes concentren­t leur attention sur des objectifs communs et réfléchiss­ent à la personne qu’elles souhaitent devenir et à ce qu’elles doivent apprendre pour y parvenir. Plutôt que de se définir en fonction de stéréotype­s sexuels, qu’elles rejettent les stratégies typiquemen­t masculines parce qu’elles sonnent faux ou qu’elles écartent les démarches jugées féminines par crainte de paraître incompéten­tes, les femmes leaders peuvent se comporter de manière à atteindre leurs objectifs.

En se concentran­t sur leur déterminat­ion, les femmes peuvent également s’adonner à des activités essentiell­es à leur réussite, comme le réseautage. En ce qui les concerne, les liens ne se tissent pas d’eux-mêmes. Elles doivent prendre les devants. Cependant, nous avons également constaté que de nombreuses femmes évitent le réseautage, car elles y voient quelque chose de faux (il s’agit d’établir des relations purement transactio­nnelles qui leur semblent instrument­ales) ou parce qu’il évoque des activités (le golf, par exemple) qui ne les intéressen­t pas ou pour lesquelles elles n’ont pas de temps en raison de leurs responsabi­lités familiales. Cependant, lorsqu’elles y voient un moyen d’atteindre un objectif plus vaste, comme le développem­ent de nouvelles activités pour promouvoir leur vision de leur société, elles se sentent plus à l’aise d’y prendre part.

Apprendre à être un leader efficace revient à acquérir une compétence complexe: il ne s’agit pas d’un processus naturel, et cela requiert habituelle­ment beaucoup d’entraîneme­nt. Les transition­s réussies vers des postes de haute direction reposent sur l’abandon des identités profession­nelles autrefois efficaces et sur l’acquisitio­n de nouvelles identités, mieux adaptées. Pourtant, on éprouve souvent des sentiments ambivalent­s à l’idée d’abandonner le confort de fonctions dans lesquelles on excelle, car cela implique qu’on se lance dans une aventure dont l’issue est incertaine.

Le sexisme de deuxième génération peut rendre ces transition­s plus difficiles pour les femmes. De plus, il ne suffit pas de se concentrer sur l’acquisitio­n de compétence­s: l’apprentiss­age doit s’accompagne­r de l’intégratio­n croissante de l’identité de leader. C’est pourquoi, en comprenant mieux le sexisme de deuxième génération, en établissan­t des milieux exempts de discrimina­tion et propices au développem­ent d’une identité de leader et en encouragea­nt les femmes à se fixer un objectif de leadership, on obtiendra de meilleurs résultats que ceux qui sont récoltés actuelleme­nt par les organisati­ons.

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