Les Affaires

VALEURS MOBILIÈRES : OTTAWA ABUSE

- JEAN-PAUL GAGNÉ

Après s’être fait dire par deux cours d’appel et par la Cour suprême que son projet de loi créant une commission nationale des valeurs mobilières était inconstitu­tionnel et injustifié, le gouverneme­nt Harper revient à la charge par la porte d’en arrière.

À la suite de l’ex-ministre des Finances Jim Flaherty, qui avait rebaptisé son projet de « régime coopératif », voilà que son successeur, Joe Oliver, annonce que la Saskatchew­an et le Nouveau-Brunswick ont adhéré à l’idée, à laquelle avaient précédemme­nt souscrit l’Ontario et la Colombie-Britanniqu­e. Fort de l’appui de quatre provinces qui représente­nt un peu plus de 50% du marché des capitaux, Joe Oliver a annoncé la présentati­on prochaine d’un nouveau projet de loi.

L’appui des deux dernières provinces au régime fédéral ne s’est toutefois pas fait dans la gloire. Le ministre a en effet ajouté à la structure de gouvernanc­e du nouveau régime « deux régulateur­s en chef adjoints pour tenir compte des petites provinces ». L’un d’eux représente­ra les petites provinces de l’Ouest et des Territoire­s du Nord-Ouest et sera en poste en Saskatchew­an, et l’autre représente­ra les provinces de l’Atlantique et sera établi au Nouveau-Brunswick.

Voilà deux beaux petits cadeaux qui permettron­t aux gouverneme­nts de ces provinces d’expliquer à leurs citoyens pourquoi ils ont accepté le plat de lentilles offert par Ottawa. Évidemment, ces deux provinces ne pèsent pas lourd dans le dispositif canadien de régulation des marchés des capitaux, contrairem­ent au Québec et à l’Alberta, qui contrôlent 40% de ce marché et qui continuent de s’opposer au projet.

Il y a du pour et du contre dans cet enjeu, mais l’acharnemen­t fédéral repose sans doute surtout sur son désir de gagner des votes en Ontario. En même temps, il renforcera­it la capitale financière

Vraiment, rien ne justifie ce nouveau projet d’intrusion fédérale dans les compétence­s des provinces.

canadienne, Toronto, qui hériterait du nouvel organisme.

Ottawa fait valoir que le Canada est le seul pays du G7 à ne pas avoir de régulateur national de ses marchés financiers et qu’une telle commission lui permettrai­t de mieux se coordonner avec les autres pays sur le plan de la surveillan­ce des marchés des capitaux et de la lutte à la criminalit­é financière. Ottawa prétend qu’une structure centralisé­e permettrai­t d’attirer plus de capitaux étrangers au Canada et de faciliter le financemen­t des entreprise­s. Ce n’est pas sûr.

Ottawa estime également que l’industrie bénéficier­ait d’économies d’échelle, mais il s’agit probableme­nt là d’une fumisterie, puisque l’organisme fédéral aurait aussi au moins six bureaux régionaux, qui s’ajouteraie­nt aux organismes existants. Ottawa créerait aussi un tribunal d’arbitrage et un mécanisme de gestion du risque systémique (effondreme­nt du marché provenant de la faillite d’un géant de la finance), un enjeu mentionné par la Cour suprême.

Or, ce risque est déjà surveillé par les autorités existantes. En effet, comme l’a fait Ottawa pour les grandes banques, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a identifié Desjardins comme représenta­nt un risque systémique et a accru sa surveillan­ce du groupe financier québécois.

Projet abusif et inutile

Quel que soit le nom qu’on lui donne, le dispositif proposé par Ottawa représente un abus de pouvoir et une intrusion dans les affaires des provinces. En effet, cela va à l’encontre du fédéralism­e canadien, qui repose sur le respect des compétence­s respective­s des deux paliers de gouverneme­nt.

C’est aussi un projet inutile, car le « régime passeport » qu’ont créé les autorités provincial­es (à l’exception de l’Ontario pour une raison évidente) pour permettre aux émetteurs de ne faire affaire qu’avec un seul régulateur fonctionne très bien. Les autorités des provinces se sont aussi dotées d’outils très efficaces, comme Sedar, pour la divulgatio­n de l’informatio­n financière, et l’ACVM (Autorités canadienne­s des valeurs mobilières), pour la réglementa­tion.

De plus, le système canadien a été reconnu comme très performant par plusieurs organisati­ons, dont la Banque mondiale, l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s, Lex Mundi et le Fonds monétaire internatio­nal, qui l’ont souvent classé devant les systèmes plus centralisé­s des États-Unis et du Royaume-Uni.

Est-il nécessaire de rappeler que les deux pays qui ont le plus durement souffert de la crise financière de 2008 ont été les États-Unis et le Royaume-Uni? Leurs banques ont dû être renflouées massivemen­t par leur gouverneme­nt pour éviter la faillite. Les produits dérivés à l’origine de cette crise ont été émis avec la bénédictio­n de la Réserve fédérale américaine et de la Commission des valeurs mobilières des EtatsUnis. Enfin, de tous les pays du G7, le Canada est celui dont le système financier a le mieux résisté à la crise.

Vraiment, rien ne justifie ce nouveau projet d’intrusion fédérale dans les compétence­s des provinces. S’il voit le jour, il affaiblira encore le peu de marge de manoeuvre que possède le Québec pour développer son marché des capitaux et espérer protéger davantage ses sièges sociaux. En prime, il donnera un argument de plus aux tenants de la souveraine­té. Comme l’Alberta, le Québec doit donc continuer de s’y opposer faroucheme­nt.

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