Les Affaires

Muskrat Falls : le plan de match du concurrent d’Hydro- Québec

- Pierrick Blin et Antoine Dion-Ortega redactionl­esaffaires@tc.tc Journalist­es

Avec un budget révisé à près de 8,6 milliards de dollars pour sa première phase seulement, le projet hydroélect­rique le plus ambitieux en Amérique du Nord n’est pas celui de la Romaine, au Québec (8,3 G$), mais bien celui du BasChurchi­ll, au Labrador. L’objectif déclaré de Terre-Neuve ? Accéder au marché du Nord-Est des États-Unis en contournan­t le Québec, et devenir ainsi – avec la bénédictio­n d’Ottawa – un concurrent direct d’Hydro-Québec.

Si le potentiel hydroélect­rique de Muskrat Falls est connu depuis le début du 20e siècle, il a fallu attendre 2013 pour que Nalcor Energy, la société d’État de Terre-Neuve-et-Labrador, y plante enfin la pelle. Une fois terminé, en 2017, le barrage produira 824 mégawatts (MW) d’élec- tricité – rien d’extraordin­aire si l’on considère que La Romaine, au Québec, en produira 1 550, soit près du double. Sauf que l’ambition de St. John’s ne s’arrête pas là : la deuxième phase du projet du Bas-Churchill, le barrage de Gull Island, est déjà sur la planche à dessin. Il pourrait produire à lui seul 2 250 MW, pour un grand total de 3 074 MW. Il est évident que cette manne est destinée à l’exportatio­n : le Bas-Churchill doublera la capacité installée des réseaux combinés de Terre-Neuve et du Labrador !

« Ces projets auraient dû être développés depuis des années, convient Gilbert Bennett, vice-président de Nalcor, responsabl­e du projet du Bas-Churchill. Il s’agissait de trouver le meilleur moyen d’atteindre le marché du NordEst américain. » Deux options se présentaie­nt à Nalcor : construire des lignes de transmissi­on terrestres à travers le Québec ou un lien maritime vers les Provinces maritimes. Le premier scénario a dû être abandonné en raison des coûts de service de transport imposés par HydroQuébe­c, jugés inacceptab­les par la société d’État terre-neuvienne. « Nalcor a même été jusqu’en Cour supérieure, en vain », rappelle Gary Sutherland, porte-parole d’Hydro-Québec. Il faut dire que St. John’s n’a toujours pas digéré l’humiliant contrat d’approvisio­nnement de Churchill Falls, signé en 1971, qui lie la province atlantique jusqu’en 2041.

Nalcor a finalement dû se résoudre à l’option maritime – pour le meilleur et pour le pire. Le premier câble sous-marin installé entre le Labrador et Terre-Neuve lui permettra de fermer sa vieille centrale thermique Holyrood et de « brancher » l’île sur le barrage de Muskrat Falls. Nalcor estime d’ailleurs que la demande insulaire actuelle n’absorbera pas plus de 40 % de sa production. Le deuxième câble est plus ambitieux. Ce « lien maritime », dont la constructi­on doit commencer dès 2016, reliera Terre-Neuve à la Nouvelle-Écosse, un projet de 1,6 G$. La société néo-écossaise Emera, qui souhaite elle aussi fermer ses centrales thermiques, s’est déjà engagée à acheter 20 % de l’électricit­é de Muskrat Falls, soit 165 MW. Quant au reste de la production, Nalcor compte bien l’écouler sur le marché de la Nouvelle-Angleterre, dans l’arrièrecou­r d’Hydro-Québec. « Maintenant, nous avons un vrai deal », se réjouit M. Bennett. Un milliard économisé en frais d’intérêts Un deal qui aurait cependant été impossible sans les deux garanties de prêt accordées par le fédéral : la première, de 6,3 G$ pour la centrale de Muskrat Falls en 2012, et la deuxième, de 1,3 G$ pour l’installati­on du lien maritime en 2014.

« Je ne crois pas que ces projets auraient été possibles sans ces garanties, croit Pierre-Olivier Pineau, professeur à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie. Dans ce genre de projet, c’est vraiment l’intérêt sur le capital qui coûte cher. » Selon le gouverneme­nt fédéral lui-même, St. John’s épargnera plus de 1 G$ en frais d’intérêt ! Un soutien financier qui fait grincer des dents à plus d’un au Québec. « Hydro-Québec n’a jamais bénéficié de subvention­s fédérales », dit M. Sutherland. Un doute sur la rentabilit­é Cependant, même avec le coup de pouce d’Ottawa, il n’en reste pas moins que 50 % de l’investisse­ment de Muskrat Falls sera consacré aux seules lignes de transmissi­on, ce qui fera bondir le coût de revient à 14,3 cents du kilowatthe­ure (kWh), selon une étude de Nalcor datant de 2012. À titre comparatif, le kWh produit à La Romaine, dont 25 % des coûts relèvent du transport, sera de 6,4 cents, selon les dernières estimation­s d’Hydro-Québec. Autrement dit, le doute subsiste quant à la rentabilit­é du projet terre-neuvien sur le marché de l’exportatio­n. « C’est évident que cette électricit­é-là ne serait pas profitable dans le marché actuel », affirme M. Pineau. Par contre, si les États de la NouvelleAn­gleterre en venaient à reconnaîtr­e l’hydroélect­ricité comme une source d’énergie renouvelab­le, il n’est pas impossible que le projet du Bas-Churchill devienne rentable, ajoute-t-il.

C’est là tout le pari – politique, celui-là – de Nalcor. « Les États de la Nouvelle-Angleterre affirment être trop dépendants du gaz naturel, rappelle M. Bennett. Ils voudront éventuelle­ment se diversifie­r. » À court terme, ce sont surtout sur les pointes hivernales du Nord-Est américain que mise la société d’État avec Muskrat Falls. Mais pour Gull Island et ses 2 250 MW, c’est certaineme­nt une vision à long terme qui la motive. « Le marché du Nord-Est, ce sont 26 000 MW en Nouvelle-Angleterre, environ la même chose à New York et 5 000 MW dans les Provinces maritimes, fait remarquer M. Bennett. Le marché est bien assez grand pour tout le monde. »

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La première phase du développem­ent du Bas-Churchill, actuelleme­nt en constructi­on à Terre-Neuve-et-Labrador, produira 824 mégawatts d’électricit­é lors de sa mise en service, en 2017.

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