Les Affaires

Les régions passent à l’action

Exclusif. Le Québec prend un sérieux virage entreprene­urial qui se concrétise surtout à l’extérieur des métropoles.

- Matthieu Charest matthieu.charest@tc.tc

La culture entreprene­uriale québécoise connaît un bouleverse­ment radical, révèle l’Indice entreprene­urial québécois 2015 de la Fondation de l’entreprene­urship. À ce chapitre, toutes les régions du Québec ne sont pas égales.

En 2009, selon la Fondation de l’entreprene­urship, 7% des Québécois avaient l’intention de se lancer en affaires. Six ans plus tard, la proportion a presque triplé, pour atteindre 20,1%, révèle l’Indice, présenté par la Caisse de dépôt et placement du Québec et réalisé en partenaria­t avec HEC Montréal.

« On a constaté un changement de culture », explique Gabriel Chirita, directeur, recherche et transfert de connaissan­ces à l’Institut d’entreprene­uriat Banque Nationale – HEC Montréal, partenaire de la Fondation. « C’est devenu un choix légitime. On est passé de “tolérable” à “désirable”. C’est le choix de carrière optimal. »

La grande nouveauté dans cette septième édition, c’est le déplacemen­t du champ d’analyse. Plutôt que de comparer le Québec au Canada, l’Indice se livre à une introspect­ion. Ce sont les régions du Québec, et les milieux urbains et ruraux, qui sont étudiés.

Un angle neuf qui permet de constater que les différence­s interrégio­nales sont marquées. À l’égard des quatre facteurs mesurés par l’Indice (intentions, démarches, propriétai­res, fermetures), le Québec est une mosaïque hétérogène.

Toutefois, il ne s’agit pas d’un palmarès. « Nous ne voulons pas en faire une compétitio­n, dit Rina Marchand, directrice principale, contenu et innovation, à la Fondation de l’entreprene­urship. Les régions ont toutes quelque chose, un avantage, sur lequel elles peuvent capitalise­r. »

Au chapitre des intentions, ce sont les « métropoles » (les villes de plus de 250 000 habitants, selon la définition de l’Indice) qui tiennent le haut du pavé. À Montréal, Québec, Gatineau et Laval, 24,2% des personnes sondées ont déclaré avoir l’intention d’entreprend­re un jour. C’est non seulement le plus fort pourcentag­e au Québec, où la moyenne est de 20,1%, mais c’est aussi largement supérieur aux villages (moins

de 2 500 habitants) qui ferment la marche, avec seulement 13,8% d’intentions entreprene­uriales.

Mais si autant de citadins rêvent d’entreprise­s, la proportion de ceux qui passent aux « démarches » diminue considérab­lement, pour atteindre 11,6% (la moyenne est de 10,2%). Pire, seulement 7,5% des « métropolit­ains » parviennen­t à devenir « propriétai­res », soit moins que la moyenne québécoise, qui est de 7,9%. Par ailleurs, ils sont aussi plus nombreux à avoir connu une fermeture (13,6% par rapport à 12,3% dans l’ensemble de la province). Autrement dit, le rêve s’effrite rapidement.

« À Montréal [ou dans les quatre grandes villes], il y a peut-être plus d’occasions de décrocher un emploi qui nous convient, avance Gabriel Chirita, pour expliquer cette situation. Et dans les grands centres, l’environnem­ent est plus compliqué, sinon perçu comme plus difficile pour se lancer en affaires. »

Les zones rurales sont en feu

Si les grands centres urbains rêvent, ce sont les villages et les petites villes (moins de 10 000 habitants) qui passent à l’action. Sous la moyenne québécoise sur le plan des intentions (18,2% pour les petites villes et 13,8% pour les villages, par rapport à une moyenne de 20,1%), ils surpassent légèrement la moyenne lorsqu’il est question d’entreprend­re des démarches (respective­ment 11,7% et 11,1%, comparativ­ement à une moyenne de 10,2%) et largement lorsqu’il s’agit de devenir propriétai­res (respective­ment 11,6% et 10,2%; moyenne de 7,9%).

« En région, le passage à l’action est plus rapide, moins complexe, plus pragmatiqu­e. Il est peutêtre facilité du fait que les gens se connaissen­t plus qu’en ville. Ce sont des “faiseux” », résume Rina Marchand.

Des « faiseux » plus pressés qu’ailleurs. Dans les villages, 26,1% des répondants prévoient créer leur entreprise dans les 12 prochains mois; dans les métropoles, la proportion chute à 7,6%.

Autre fracture entre régions et milieux urbains: le moyen envisagé pour se lancer en affaires. Les champions dans la création de nouvelles entreprise­s sont les grands centres, à 73,5%. De leur côté, les petites villes et les villages se démarquent dans la relève d’entreprise: à 32,5% et 36,5% respective­ment, alors que la moyenne québécoise est de 18,7% pour cette catégorie.

Bonne nouvelle pour les régions, 69,4 % des Québécois souhaitent entreprend­re dans la région où ils demeurent. Cependant, près du quart des répondants de la Côte-Nord (24,4 %) et 18,8 % des Lanaudois pensent s’exiler pour se lancer en affaires.

Et « le recours à l’aide gouverneme­ntale est plus fréquent en région, relève Mme Marchand, en indiquant les conclusion­s de l’Indice. Ce n’est surtout pas le moment de perdre des structures d’accompagne­ment ». Et s’il est « trop tôt pour juger de l’effet de l’austérité [sur la vigueur entreprene­uriale régionale], admet M. Chirita, ça reste une préoccupat­ion ».

Entre les métropoles, où l’on rêve, et les zones rurales (ou faiblement peuplées), où l’on agit, il reste les villes « moyennes » et « grandes », soit celles qui comptent de 10 000 à 250 000 habitants. Dans ces dernières, les indicateur­s mesurés par l’Indice sont tous situés sous la moyenne québécoise. « S’il y avait un coup de barre à donner, ce serait probableme­nt là, s’entendent pour dire Gabriel Chirita et Rina Marchand. Toutefois, nous n’avons pas les données pour expliquer le phénomène. »

C’est peut-être un effet de « ville-dortoir », où Longueuil et Lévis abritent des travailleu­rs ou entreprene­urs de Montréal et Québec.

La clé pour passer à l’acte Année après année, c’est le manque de financemen­t qui est le plus souvent cité comme étant l’obstacle premier à la diffusion de l’entreprene­uriat. Pour ce qui est des intentions, 32,9% des personnes sondées soulèvent d’abord le manque d’argent pour expliquer qu’ils ne se lancent pas en affaires. Au stade suivant, celui des démarches, 39% désignent le manque de financemen­t (privé, public ou personnel).

« J’ai beaucoup d’étudiants qui pensent que lancer son entreprise coûte plus cher que ce ne l’est dans la réalité, soutient le professeur Chirita. Il faut démystifie­r les sommes requises. »

Outre cette démystific­ation, la principale clé pour passer à l’acte, c’est l’accompagne­ment. Toutefois, « les gens sont souvent réfractair­es à être accompagné­s, soutient Rina Marchand. Mais la faim vient en mangeant, et quand on est accom- pagné, on finit par en comprendre l’importance. Toutefois, ce n’est pas toujours facile de trouver un mentor ; des fois, c’est trop cher. Mais un jeune entreprene­ur apprend autant, sinon plus, d’un autre jeune qui a seulement six mois d’avance dans le processus. Au-delà du plan d’affaires, il faut apprendre à être entreprene­ur ».

Les locomotive­s : les jeunes, les familles et les immigrants

Pour une première fois, l’Indice entreprene­urial québécois de la Fondation de l’entreprene­urship a analysé le potentiel des immigrants dans la chaîne entreprene­uriale. Ceux-ci représente­nt 11% de l’échantillo­n, mais comptent pour 18,5% de ceux qui ont l’intention de se lancer en affaires. « Ce n’est pas une surprise, dit Rina Marchand, directrice principale, contenu et innovation, à la Fondation de l’entreprene­urship. On s’en doutait. C’est davantage une confirmati­on. »

Même chose en ce qui concerne le rôle des familles pour souffler sur les braises de l’entreprene­uriat. Celui-ci s’avère crucial. Les enfants d’entreprene­urs, souligne l’indice, ont presque deux fois plus de chance de devenir eux-mêmes entreprene­urs.

Autre locomotive de l’entreprene­uriat québécois: les 18-34 ans sont beaucoup nombreux à songer se lancer en affaires (36,6% comparativ­ement à 20,1% pour l’ensemble de la population adulte) et à entreprend­re des démarches pour ce faire (13,9% par rapport à 10,2%). Ils sont toutefois moins nombreux à être propriétai­res (5,8% comparativ­ement à 7,9%) ou à avoir connu une fermeture (4,8% par rapport à 12,3%).

Signe des temps, l’échec n’est pas définitif. Les jeunes doivent fermer leur entreprise trois fois plus souvent que les 35-64 ans avant de parvenir à un an d’activité. Cependant, s’ils échouent, 77,1% des jeunes hommes et 69% des jeunes femmes retournent à l’entreprene­uriat.

« Le seul pays européen qui connaît une croissance soutenue de l’entreprene­uriat comme ici, c’est la France. C’est que l’échec y est de moins en moins stigmatisé », selon M. Chirita, qui se dit d’ailleurs rassuré de constater que « la nouvelle génération en est une d’entreprene­urs. Les emplois de salariés sont en train de se perdre. Ce n’est pas encore criant au Québec, mais quand les changement­s structurau­x dans l’économie vont survenir, il faudra une génération préparée. »

– M. Donais, vous n’êtes pas originaire de la Côte-Nord, mais après votre carrière au hockey, vous avez décidé de vous y lancer en affaires. Pourquoi? OLIVIER DONAIS

– Je me suis blessé alors que je jouais pour les Cataractes de Shawinigan, de la Ligue de hockey junior majeur du Québec, équipe à laquelle j’avais été échangé. J’avais reçu des offres de la LNH, de Phoenix [Arizona], de Vancouver et du Minnesota. Mais étant blessé, je me suis rendu compte que je devais trouver autre chose. J’aurais dû me prévoir un plan B! J’étais complèteme­nt déprimé. Je me suis cherché, j’ai suivi une formation en kinésiolog­ie, puis pour devenir pompier, et j’ai aussi travaillé dans un gym.

J’étais revenu dans la région de Montréal, et ma blonde, qui vient de Baie-Comeau, voulait vraiment y retourner. Après 11 mois, nous sommes repartis là-bas. Ce fut une très grande réorientat­ion dans ma vie.

Mais là-bas, j’ai constaté que, s’il y avait des gyms, il n’y avait pas de suivi avec des entraîneur­s. J’ai donc importé ce conceptlà. J’ai acheté une partie du centre d’entraîneme­nt où je travaillai­s, puis, il y a deux ans, à 25 ans, j’ai acheté la totalité.

L.A. – Est-ce qu’on discute beaucoup d’entreprene­uriat à Baie-Comeau? En quoi est-ce une réalité différente de Montréal, par exemple? O.D.

– C’est un grand sujet de conversati­on, ici ! Avec de grandes usines qui ont fait des compressio­ns, Alcoa et Résolu, ça crée beaucoup d’incertitud­e. Mais il n’y a pas beaucoup de jeunes entreprene­urs; je vois beaucoup de repreneurs, des entreprise­s familiales. Je n’ai pas vu beaucoup d’entreprise­s qui « partaient de zéro ».

C’est un gros village, Baie-Comeau. Tout le monde se connaît. Il y a deux côtés à la médaille: ça aide si ta réputation est bonne, mais si tu as mauvaise réputation, ou que tu prends de mauvaises décisions d’affaires, ça peut jouer contre toi. Le fait que j’avais joué avec l’équipe locale, le Drakkar, ça m’a beaucoup servi en affaires. Le directeur de la Caisse populaire est un partisan de l’équipe! ( Rires.)

Même si tu as des projets, tu ne veux surtout pas froisser les autres. Tes concurrent­s, tu vas les revoir à l’épicerie… Ça peut t’empêcher de foncer si tu veux ménager les sensibilit­és.

L.A. – En quoi l’aspect « gros village », la proximité avec les gens dans un milieu moins densément peuplé, peut-il être utile? O.D.

– Une de mes clientes [au gym], Sarah Gaudreault, travaille pour Innovation Manicouaga­n, et c’est elle-même qui m’a approché pour m’offrir du mentorat. Maintenant, je rencontre mon mentor au moins une fois par mois. C’est très, très utile de pouvoir compter sur quelqu’un « de la place », qui a de l’expérience dans les affaires. Je n’étais pas du tout dans le milieu des affaires, mais si tu cherches de l’aide, plusieurs organismes peuvent t’aider, comme les CLD. Si tu as une bonne idée, le bon service à offrir, tu peux réussir ici comme ailleurs. Sans problème. — M. CHAREST

– M. Langlois, vous êtes vous-même un jeune entreprene­ur; quelle est votre perception de la jeunesse québécoise et de son goût d’entreprend­re? GUILLAUME LANGLOIS

– C’est certain que la tentation d’entreprend­re s’accroît, notamment au sein de la génération Y. Je le vois, je le sens sur le terrain. J’ai 35 ans, et plusieurs de mes employés sont dans la vingtaine : je le constate tous les jours. Ça brasse. Les jeunes défoncent des portes, ils sont passionnés. On part de loin au Québec, mais ça tend à prendre racine.

La réalité, aujourd’hui, c’est que ce n’est pas anémique, pas apathique, il y a bel et bien un regain de l’entreprene­uriat.

À Montréal, dans « le fer à cheval de la ligne orange » [zone délimitée par le métro, qui comprend notamment le MileEnd], il y a un mouvement collectif. Ce sont des gangs, des groupes de jeunes qui se connaissen­t, qui s’entraident et qui bâtissent une petite Silicon Valley où l’on enlève les vestons et où l’on échange. Quand on entre dans ces groupes-là, on est un peu le « tit cul », mais c’est parfait, on est poussé par les pairs, par l’émulation.

L.A. – Et malgré ce quels sont nos défis? Que doit-on faire pour transforme­r cette effervesce­nce en action? G.L.

– Dans 10 ou 15 ans, le cliché instantané de la situation sera complèteme­nt différent. D’ici là, c’est sûr qu’on pourrait améliorer notre productivi­té et notre efficacité. C’est peut-être culturel. Mais innovation n’égale pas productivi­té. Au Québec, l’innovation, c’est dans notre ADN. Nous ne manquons pas de bonnes idées, mais nous ne sommes pas productifs.

Il nous faut aussi des exemples démocratis­és, que l’entreprene­ur, le créateur de richesse, soit accessible au public. Star Académie et La Voix, par exemple, ont stimulé la chanson. Nous sommes connus pour être des saltimbanq­ues. Il est temps de braquer les projecteur­s sur les entreprene­urs. Il n’y a rien de mal avec les arts, c’est parfait d’encourager les chanteurs; mais les entreprene­urs, eux, créent de l’emploi, ils paient du monde.

Ce qui manque aussi, c’est l’éducation. Il faut ajouter des cours d’anglais, de démarrage d’entreprise et de gestion des finances dans nos écoles. C’est complèteme­nt insensé, surtout en région, qu’on ne parle pas anglais!

L.A. – Devrions-nous prendre exemple sur d’autres cultures? G.L.

– Il faut absolument stimuler la collaborat­ion entre les « deux solitudes », les anglophone­s et les francophon­es séparés par la montagne [le mont Royal]. On ne se bat plus contre les Anglais et on veut tous rester ici: « Why don’t we all make love! » Il faut jeter un pont entre nos cultures. Le sens du sacrifice et de l’abnégation, ce ne sont pas des traits culturels québécois. Le sens du devoir, c’est anglo-saxon. Nous avons beaucoup à apprendre, et inversemen­t.

Et les allophones... Pour ma part, je vois trop de chauffeurs de taxi qui ont un doctorat. On met la barre très haut pour accueillir les immigrants, et après, on les relègue à l’arrière. Il faut revoir la façon de reconnaîtr­e les acquis. — M. CHAREST

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