Les Affaires

Jacques Parizeau : le dompteur des marchés financiers

Emploi

- Pierre Duchesne L’approche du colimaçon

Le 19 mars 1962, dans une salle feutrée de l’hôtel Le Reine Elizabeth, Jean Lesage rencontre le milieu montréalai­s de la finance. Un jeune économiste de 31 ans l’accompagne. Il se nomme Jacques Parizeau. Le premier ministre explique aux gens présents qu’il veut créer une société mixte qui encourager­a les entreprise­s québécoise­s en manque de financemen­t en achetant des actions. Il demande aux milieux financiers de contribuer au fonds de la future Société générale de financemen­t (SGF).

Jacques Parizeau trouve la rencontre pénible. Les invités ne collaboren­t pas. Ils évoquent une forme de socialisme pour refuser de participer à la création de la SGF. Le mois précédent, le premier ministre est allé à New York. Il s’est fait dire par les financiers américains que son projet de bâtir une aciérie (Sidbec) est une mauvaise idée. Le syndicat financier de Montréal, le prêteur du gouverneme­nt, ne tolère aucune concurrenc­e. Ce monopole résiste à un autre projet, soit la nationalis­ation des compagnies d’électricit­é, défiant le gouverneme­nt Lesage de trouver du financemen­t. En avril, le ministre des Ressources naturelles, René Lévesque, demande à Jacques Parizeau d’évaluer combien il en coûterait d’acheter les entreprise­s hydroélect­riques du Québec.

Les révolution­naires tranquille­s sont ambitieux. Ils lancent de nouvelles réformes, mais il faut les financer. Les Québécois sont alors dans un état de soumission économique. Toutes les entreprise­s d’importance sont entre les mains de la minorité anglophone. Le niveau d’éducation est bas. Les banques refusent la présence de francophon­es et de juifs sur leurs conseils d’administra­tion. Pour contrer ce chantage financier, Jacques Parizeau dessine les plans de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Il faut regrouper dans une caisse d’État tous les fonds administré­s par l’État. En créant le régime des rentes du Québec, on peut offrir des pensions aux Québécois et garnir les coffres de la Caisse de dépôt pour qu’elle devienne un acteur financier incontourn­able et un prêteur de l’État québécois.

En donnant plus de pouvoirs au Québec, les révolution­naires tranquille­s ont dépouillé le gouverneme­nt fédéral. Il en résulte « un manque de coordinati­on entre le gouverneme­nt fédéral et les provinces, ce qui met en péril tout le système de stabilisat­ion et rend impossible toute planificat­ion fédérale, estime Jacques Parizeau. Et dès que l’autorité centrale n’a plus le contrôle des priorités, toute politique économique risque de sombrer dans l’inefficaci­té ». Fédéralist­e qu’il était, il devient indépendan­tiste vers 1967. Il adhère au Parti québécois en 1969. Comme ministre des Finances (1976-1984), Jacques Parizeau s’assure dès 1977 d’aller négocier des emprunts pour financer l’État québécois. Boudé par Toronto et New York, le ministre adopte l’approche du colimaçon. Il négocie des emprunts loin de l’épicentre du séisme. Il se rend en Allemagne, en Suisse et au Japon, puis revient à New York, où les coffres se déverrouil­lent. La concurrenc­e, c’est merveilleu­x, s’exclame Jacques Parizeau.

Il redonnera de l’élan à la Caisse qu’il a contribué à faire naître en lançant des opérations de grande envergure. Avec Jean Campeau comme président, la Caisse va se porter acquéreur de Noranda, Gaz Métropolit­ain, Provigo et Domtar. Quand la Caisse se prépare à acheter un bloc d’actions du Canadien Pacifique, le navire amiral des Québécois devient si menaçant pour le Canada que le Sénat tente de le bloquer avec un projet de loi spécial. Jacques Parizeau incarne la puissance. Le temps des Québécois nés pour un petit pain est bel et bien terminé.

Il contribue au Québec inc. en lançant en 1979 le Régime d’épargne-actions. Tout Québécois qui achète des actions d’une entreprise ayant son siège social au Québec peut déduire cette dépense et payer moins d’impôts. C’est la fin de la sous-capitalisa­tion des entreprise­s de chez nous. Les Québécois se mettent à jouer à la Bourse. Des entreprise­s comme Cascades, Jean-Coutu, Bombardier, SNC, Canam Manac ou Québecor doivent leur prospérité à cette initiative.

Lors du référendum d’octobre 1995, Jacques Parizeau, devenu premier ministre, a préparé un ingénieux plan financier visant à maintenir la valeur des titres du gouverneme­nt du Québec. Il s’agit de neutralise­r les spéculateu­rs qui voudraient profiter de l’événement advenant une victoire du « oui ». Le ministère des Finances du Québec, la Caisse et HydroQuébe­c ont alors 17 milliards de dollars de liquidités pour affronter une éventuelle tempête financière. Les trois institutio­ns financière­s québécoise­s (le Mouvement Desjardins, la Banque Nationale et La Laurentien­ne) ont, quant à elles, 20 G$ de liquidités.

Jacques Parizeau était respecté de la communauté financière internatio­nale. Il était prêt à donner aux Québécois un pays. Il se comportait comme un chef d’État, même si le Québec n’était qu’une province. Son génie vit au travers des institutio­ns qu’il a su créer. Pierre Duchesne est l’auteur d’une biographie de Jacques Parizeau en trois tomes ( Le croisé, Le baron et Le régent).

Actuelleme­nt conseiller stratégiqu­e auprès de l’aile

parlementa­ire du Parti Québécois, il a été journalist­e, puis député et ministre dans le

gouverneme­nt Marois.

De 5 700 à 10000 entreprise­s québécoise­s sont menacées de fermeture d’ici 2024 si la relève entreprene­uriale n’est pas au rendez-vous, signalait l’an dernier une étude réalisée pour la Chambre de commerce du Montréal métropolit­ain.

D’ici 2026, l’industrie minière canadienne devra embaucher quelque 106000 travailleu­rs de plus du fait des nouveaux projets ou des départs massifs à la retraite, selon Ryan Montpellie­r, directeur général du Conseil des ressources humaines de l’industrie minière. Et les entreprise­s présentes sur le territoire québécois participer­ont évidemment à la chasse.

On pourrait multiplier à ne plus finir les exemples de ce genre, mais en raison de la quasi-stagnation de la population active au Québec, il faudrait un miracle pour satisfaire la demande. Oui, il y aura toujours des gens en quête de travail, mais ils ne sont pas forcément qualifiés pour répondre aux besoins toujours plus pointus du marché du travail. Ici, les mineurs ne travaillen­t plus au pic et à la pelle. C’est aujourd’hui un métier spécialisé. Et ne devient pas entreprene­ur qui veut.

Pourquoi ne pas mieux utiliser le renfort que les immigrants peuvent offrir à cet égard?

C’était là le thème d’un des forums de la 21e édition du Forum économique internatio­nal des Amériques, qui s’est tenu du 8 au 11 juin à Montréal. La journée du 8 était justement consacrée aux grands enjeux économique­s mondiaux, comme ceux de la mobilité mondiale et de la compétitiv­ité qui en dépend plus que jamais.

On doit constater que le Québec, et le Canada au grand complet, ne sont pas les seuls à convoiter les talents venus d’ailleurs. Les gens déterminés et compétents qui sont prêts à se déplacer sont très recherchés. Mais il ne suffit pas de les attirer chez nous: leur rétention, puis leur intégratio­n dans leur nouvelle patrie exigent également de l’attention... sans compter les efforts à déployer pour éliminer les barrières et les préjugés chroniques qui gangrènent le débat sur l’immigratio­n.

Un panel de haut niveau était réuni pour réfléchir à la question et aux stratégies qui s’imposent. On y retrouvait d’abord la ministre québécoise de l’Immigratio­n, de la Diversité et de l’Inclusion, Kathleen Weil, puis la principale et vice-chancelièr­e de l’Université McGill, Suzanne Fortier, l’auteure et économiste Allison Schrager, venue de New York, ainsi que l’économiste Roslyn Kunin, présidente de Roslyn Kunin and Associates, qui arrivait, elle, de Vancouver.

Mme Schrager a justement rédigé en 2010, pour l’OCDE, un document intitulé « Entreprene­urship and Migrants ». Et elle confirme dans son analyse ce qu’on dit souvent: les personnes qui quittent leur pays en laissant tout derrière elles sont déterminée­s à améliorer leur sort. De là une plus forte proportion d’entre elles qui choisiront de se lancer en affaires, soit par goût, soit par obligation parce qu’on ne leur aura pas offert de travail qui correspond­e à leurs aspiration­s et aux besoins de leur famille.

La ministre Kathleen Weil rappelait justement qu’au Québec, une personne immigrante sur trois souhaite se lancer en affaires, alors que le taux est de un sur cinq pour les Québécois de souche, selon le plus récent Indice entreprene­urial de la Fondation de l’entreprene­urship. Mais il reste aussi du travail d’éducation à compléter auprès de l’ensemble de la population pour que l’apport des immigrants soit vu comme une chance à saisir, et non comme une contrainte.

Plusieurs autres aspects ont été soulevés, entre autres le cas des étudiants universita­ires étrangers sur lesquels on devrait miser davantage, ou le débat sur les travailleu­rs temporaire­s venus d’ailleurs, dossier au sujet duquel Ottawa semble réagir avec excès à cause d’abus locaux et isolés. Mais quoi qu’il en soit, la question du rôle de l’immigratio­n dans la recherche d’une économie plus solide est lancée, et il convient de l’enrichir de discussion­s tout aussi éclairées. C’était le titre d’un texte que j’ai publié en avril 2007 après avoir assisté à HEC Montréal à un exposé prononcé par l’ancien premier ministre, redevenu professeur quelques années auparavant. M. Parizeau était l’orateur invité dans le cadre de la Conférence Gérard Parizeau (du nom de son père).

Son allocution avait été magistrale, dans tous les sens du terme. Intitulée « Entre l’innovation et le déclin: l’économie québécoise à la croisée des chemins », la conférence abordait des enjeux cruciaux et toujours d’actualité, comme le libreéchan­ge, le rôle de l’État dans l’économie ou le vieillisse­ment de notre population.

Sur ces bases, d’autres auraient été pompeux, lourdauds ou fatalistes. Pas lui. Sa démonstrat­ion avait été aussi lumineuse que captivante et assurée. On comprenait dès lors la popularité de ses cours à HEC Montréal. Et nous devions être nombreux à nous dire, en l’entendant, que si nous avions nous aussi eu la chance d’avoir accès à un tel professeur dans notre jeunesse, les salles de cours auraient été plus effervesce­ntes.

L’homme politique a fait époque. On débattra longtemps de son style et de ses prises de position. Mais l’impact qu’il aura eu auprès de milliers d’étudiants, qui ont développé à son contact le goût du savoir, est indiscutab­le.

J’avais terminé par ces mots: « Merci, Monsieur Parizeau ». C’est encore la conclusion qui s’impose aujourd’hui.

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