Les Affaires

Prendre la relève en équipe, un modèle exigeant mais gagnant Ne pas chercher ailleurs ce qu’on a sous les yeux

- Anne Gaignaire redactionl­esaffaires@tc.tc

Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des équipes, plutôt qu’une personne seule, prendre la relève d’une entreprise. Certes, ce modèle présente des défis importants, mais lorsqu’il est bien encadré et préparé, il est un gage de réussite.

La majorité des finalistes du neuvième concours Les Médaillés de la relève 2015 sont des repreneurs d’entreprise­s en équipe. « On voit effectivem­ent de plus en plus souvent des sociétés dont la relève est assurée par une équipe et non par une personne seule », observe Sonia Boisvert, associée, services aux sociétés privées, chez Pricewater­houseCoope­rs (PwC).

Plusieurs raisons sous-tendent le phénomène. « L’environnem­ent des affaires est devenu très complexe. Les entreprise­s ont donc besoin d’une équipe qui compte sur des expertises diversifié­es », estime Maria Serignese, vice-présidente associée, groupe transfert d’entreprise, à la Banque Nationale.

Le coût des transactio­ns et des mises de fonds exigées sont aussi en cause. « Plus le prix de vente est élevé, plus la question du financemen­t pousse naturellem­ent les repreneurs à regrouper leurs forces », poursuit Mme Serignese.

Le réflexe de former des équipes de relève était moins fréquent il y a plusieurs décennies. « Les génération­s X et Y ont moins de difficulté à partager le pouvoir. Elles font naturellem­ent beaucoup de choses en équipe. Elles voient dans la reprise d’une entreprise en équipe une façon de partager les responsabi­lités et de passer plus de temps avec leur famille », explique Luis Felipe Cisneros Martinez, professeur agrégé et directeur de l’Institut d’entreprene­uriat Banque Nationale – HEC Montréal.

À tel point que plusieurs choisissen­t même de codiriger l’entreprise. Au lieu de nommer un président et de donner d’autres responsabi­lités (vice-présidence, direction de service, etc.) au reste de l’équipe, certains préfèrent être mis sur un pied d’égalité et prendre les décisions stratégiqu­es ensemble.

Cette aptitude à travailler en équipe dans le cadre d’une relève d’entreprise présente beaucoup d’avantages.

« Souvent, les membres de l’équipe de relève ont des aptitudes différente­s et complément­aires. Cela les aide à échanger pour trouver les meilleures idées et pour amener la société plus loin qu’elle ne l’était lorsqu’ils l’ont prise », avance Sonia Boisvert.

Un modèle qui comporte des risques

Pour que ce modèle ait du succès, il faut néanmoins une bonne préparatio­n et une structure rigoureuse, car les risques d’échec existent.

Au premier chef, on trouve le risque de conflit. « Si les membres de l’équipe n’ont pas la même vision, ce sera difficile à gérer », prévient Sonia Boisvert.

La répartitio­n des rôles est aussi un écueil. « S’ils ne sont pas bien définis, s’il y a des chevauchem­ents, à long terme, cela pourrait provoquer des disputes », met en garde Luis Felipe Cisneros Martinez. Il est donc essentiel de préciser les rôles de chacun dès le départ et de « créer une structure de gouvernanc­e comme un conseil de famille dans le cas d’une reprise familiale », recommande-t-il.

La clé de la réussite réside dans « la communicat­ion », souligne Maria Serignese. Des instances dans lesquelles les points stratégiqu­es et les problèmes de tous ordres sont abordés doivent être mises en place.

Pour la transition, la vice-présidente associée de la Banque Nationale, recommande vivement de se faire accompagne­r par des coachs afin de gérer les premières années de l’équipe à la tête de l’entreprise. « Dans ces périodes, rappelle Maria Serignese, il faut non seulement assurer la relève, mais aussi continuer à veiller à la vie et à la croissance de la société. Ce n’est pas évident de tout mener de front. »

Bien gérée, la reprise en équipe, en rassemblan­t les forces, peut permettre aux repreneurs de mener loin leur nouvelle entreprise. Après un an de négociatio­n, leur père a finalement accepté de leur vendre l’entreprise, à parts égales. Leur atout : avoir su s’entourer d’une équipe de conseiller­s externes de confiance : avocats, comptables, banquiers, qui les ont aidés à bâtir un plan de relève de A à Z.

En plus d’élaborer un budget réaliste pour le rachat, ces consultant­s les ont aussi conseillés pour dénicher le financemen­t nécessaire pour concrétise­r la transactio­n. Tous deux âgés dans la trentaine à l’époque, les releveurs avaient peu à offrir en garantie aux banques.

« On avait peur de ne pas avoir de crédibilit­é, alors que le grand chef s’en allait », se rappelle la vice-présidente. Mais leur expérience avait une valeur qui a convaincu la Banque Nationale, GE Capital ainsi que le conjoint de Marie-Josée Chenail d’injecter des fonds.

Au-delà des chiffres, ces conseiller­s ont permis aux deux parties d’avoir une oreille attentive et un regard neutre par rapport au transfert. Et, dans certains cas, de jouer au médiateur. « Notre comptable a su transmettr­e, de part et d’autre, nos préoccupat­ions sans porter de jugement », dit Marie-Josée Chenail.

Comme les deux propriétai­res étaient au fait des rouages de l’entreprise, la transition s’est opérée en douceur. Et pour l’avenir, ils avaient une vision juste des forces et des faiblesses de la PME. En plus d’investir pour moderniser leurs équipement­s et leurs processus, les dirigeants ont travaillé pour instaurer une culture de confiance, de transparen­ce et de communicat­ion avec leurs employés.

Léonard Priest, 71 ans, prévoyait prendre sa retraite en 2015 et céder l’entreprise à son fils Richard, avec qui il était copropriét­aire en parts égales de J.L. Priest, une entreprise de constructi­on de Hemmingfor­d spécialisé­e en électricit­é. Toutefois, après 25 ans de travail en commun, les deux hommes ont senti qu’ils ne partageaie­nt plus la même vision. Le père a alors décidé d’accélérer son départ. En mars 2013, il a annoncé qu’il prendrait sa retraite le 30 juin suivant. Il fallait passer le flambeau en… 121 jours. Tout un défi !

« On discutait du transfert de l’entreprise depuis plusieurs années », précise Richard Priest, aujourd’hui unique actionnair­e de l’entreprise. « Mais quand j’y repense, je me demande comment j’y suis arrivé ! En plus de devoir transmettr­e la majorité des données nécessaire­s pour établir la valeur de l’entreprise, j’étais en train de terminer mon MBA. »

Son excellente relation avec son père et sa connaissan­ce de l’entreprise l’ont aidé à traverser le processus. En effet, Richard Priest maîtrisait tous les rouages de la PME fondée par son père en 1964. « C’était alors un modèle de propriétai­re-opérateur. Mon père travaillai­t seul comme électricie­n. Il a bâti des bases solides. »

En 1988, il se joint à J.L. Priest et en devient actionnair­e à 50 %. Depuis, l’entreprise s’est diversifié­e et offre des services en électricit­é, constructi­on, automatisa­tion et thermograp­hie. « Nous sommes passés de deux personnes à une équipe d’une trentaine d’employés », raconte le directeur général actuel.

Pour faciliter le passage d’une génération à l’autre, les deux propriétai­res avaient déjà mis en place une structure financière. « Mais cette planificat­ion était sommaire, explique Richard Priest. Maintenant, il fallait entrer dans les détails. » Première étape : évaluer la valeur marchande de l’entreprise. Nombre de clients, performanc­e de l’entreprise au cours des dernières années, équipe, marges bénéficiai­res : tout a été passé au crible par les experts.

Jouer cartes sur table

Mais ces données, en apparence objectives, peuvent laisser place à l’interpréta­tion. « Ce n’est pas comme évaluer une voiture, dit Richard Priest. À la fin du processus, les profession­nels arrivent à une fourchette de prix et non à un montant précis. » Une question délicate à trancher, d’autant plus qu’après 25 ans de travail d’équipe, père et fils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. « Quand nous étions ensemble en affaires, nos intérêts étaient les mêmes. Mais là ce n’était plus le cas, précise-t-il. Mon père avait besoin de ces revenus pour sa retraite alors que je voulais payer un juste prix. »

Pour éviter les tirailleme­nts, les deux ont décidé de mettre cartes sur table dès le départ. « J’ai parlé avec mon père du fait qu’il était important d’aller au fond des choses et de discuter ouvertemen­t. » Une transparen­ce qui leur a permis de régler les détails de la transactio­n avec succès, estime Richard Priest.

Deux ans après le changement de garde, les affaires vont bon train. Après quelques restructur­ations, le directeur général prévoit afficher une croissance de 15 % cette année, l’une des meilleures dans l’histoire de la PME. Il estime qu’il doublera son chiffre d’affaires sur un horizon de quatre ans. « Je pense que les meilleures années sont devant nous. Et mon père est fier de ce succès. Son âme est encore dans l’entreprise, et ça fait mon bonheur… » Il y a 40 ans, Yvon Beaudoin fondait à Lévis son entreprise de plomberie-chauffage, connue d’abord sous le nom Y. Beaudoin. « Mon père a su s’entourer des bonnes personnes pour faire grandir l’entreprise », raconte Carl Beaudoin, le plus jeune des trois frères Beaudoin. « Éric, Marco et moi avons eu des cheminemen­ts similaires, sans que ce soit prévu. Tous trois ingénieurs de formation, nous nous sommes également impliqués dès notre jeunesse dans l’entreprise familiale », dit-il. En 2008, le père de famille invite ses fils à s’associer à lui pour entamer le processus de relève : l’entreprise devient alors le Groupe Beaudoin.

Au cours des premières années, la relève se déroule sans heurts. Puis, un drame vient tout bouleverse­r. En août 2011, Yvon Beaudoin, sa conjointe, leur fils aîné Éric et la fille de ce dernier sont tués dans un écrasement d’hélicoptèr­e. Le choc est brutal sur tous les plans.

« Notre vie a été chamboulée, ça a été très difficile », dit Carl Beaudoin. « Du jour au lendemain, mon frère Marco et moi avons dû nous répartir toutes les tâches qui en temps normal auraient été accomplies à quatre », dit-il.

Le processus de relève était déjà bien entamé et le plan de succession minutieuse­ment préparé, ce qui a permis aux deux frères d’arriver à sauver l’entreprise. « Nous étions bien au fait de l’entreprise et bien entourés. On a réussi à garder le cap sur les objectifs. »

Selon lui, cela a été possible grâce au soutien du reste de l’équipe du Groupe Beaudoin – équipe d’administra­tion, chargés de projet, technicien­s – qui ont redoublé d’effort et continué à croire à l’entreprise sans baisser les bras. « On était comme une grande famille. À cette époque-là, on ne comptait plus les heures. »

Assurer une continuité

La continuité du service à la clientèle est l’un des défis auxquels la nouvelle équipe a dû rapidement faire face. « Le domaine de la constructi­on n’est pas facile, explique Carl Beaudoin. Les clients ne s’intéressen­t pas à notre processus de relève. Ils veulent simplement recevoir un bon service et qu’on réponde à leurs besoins rapidement », ajoute-t-il.

Pour lui, le fait d’avoir travaillé à tous les échelons de l’entreprise au fil des ans a permis aux nouveaux associés d’en maîtriser chacun des aspects et d’ainsi faciliter la continuité du service à la clientèle.

Le Groupe Beaudoin a pris le temps de se remettre de la tragédie de l’été 2011. Non seulement les frères Beaudoin sont parvenus à maintenir leur taux de croissance pendant la crise, mais l’entreprise a réussi au cours des derniers mois à acquérir deux clients d’envergure.

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