Stingray, la créature d’Eric Boyko
On n’a pas fini d’entendre parler de l’entreprise montréalaise Stingray Digital qui exploite les chaînes musicales Galaxie au Canada (rebaptisées Stingray Musique). La société, qui a effectué un premier appel public à l’épargne (PAPE) le 3 juin, a alors fait une émission de 179,5 millions de dollars en tenant compte d’un placement privé de 18,3 M$. Malgré la taille de l’émission, son pdg, Eric Boyko, est parvenu à garder le contrôle de l’entreprise. Il a accepté de rencontrer Les Affaires le jour de l’introduction en Bourse de sa société.
« Aujourd’hui, on a eu tout le monde, Bloomberg, le Wall Street Journal, a dit Eric Boyko, excité. Toi, qu’est-ce que tu peux faire de bon pour nous autres? […] Richard Speer était sur le cover [juron]. Je peux-tu l’avoir, le cover, moi aussi ? »
Eric Boyko a par la suite pris l’initiative d’appeler Rémi Marcoux, le fondateur à la retraite de TC Transcontinental [à qui appartient Les Affaires] devant l’auteur de ces lignes. Il ne lui a pas parlé de la première page du journal Les Affaires, mais le message était clair: il a le bras long.
L’anecdote met en lumière un des traits de caractère de M. Boyko: l’entêtement. Un entêtement qui lui a sans doute été utile dans le cadre des négociations des 18 acquisitions réalisées par Stingray depuis sa fondation en 2007. Ou encore pour obtenir des actionnaires une structure d’actions à droits de vote multiples, qui lui permet de conserver le contrôle des droits de vote (55,7%) et de rester à la tête de Stingray aussi longtemps qu’il lui plaira. « Moi, je me vois comme Rémi avec Transcontinental [qui a présidé l’entreprise durant 35 ans] », a d’ailleurs déclaré le pdg de Stingray, en réponse à une question sur son plan de carrière.
Des acquisitions dans la mire
Grâce aux 104 M$ de capitaux propres qu’a engrangés Stingray (le reste des 179,5 M$ ayant été versés à des actionnaires sortants), l’entreprise se retrouve du jour au lendemain libérée de toutes ses dettes. Pour réaliser des acquisitions, l’entreprise dispose d’une marge de crédit de 125 M$ à 2,5% d’intérêts, et c’est sans compter les flux de trésorerie positifs qu’elle génère: « L’année passée, on a fait 27 M$ de BAIIA et un flux de trésorerie disponible de 17 M$, mais maintenant qu’on a effacé notre dette, notre flux de trésorerie disponible passe à 21 M$ », dit Eric Boyko.
Le pdg de Stingray compte ainsi poursuivre la stratégie qui a fait le succès de l’entreprise jusqu’à aujourd’hui. « Notre thèse d’investissement était très simple, évoque Pascal Tremblay, associé principal de Novacap, qui a investi dans Stingray en 2007. Tout le monde pensait qu’Apple, avec iTunes, avait gagné la bataille de la musique mondialement. On n’était pas d’accord, et le but était de faire une consolidation de tous les actifs en musique numérique [sous-évalués] dans le monde. »
Au fil des ans, Stingray a ainsi mis la main sur de nombreuses chaînes de télé musicales (75% des revenus), de même que sur des fournisseurs de musiques commerciales (25% des revenus), qui pro- gramment la musique qu’on peut entendre dans les commerces ou lorsqu’un centre d’appel nous met en attente.
Les entreprises qui appartiennent à ces créneaux ont l’avantage d’être rentables, mais aussi, d’être peu attrayantes aux yeux des investisseurs. « Stingray est en quelque sorte un plombier de la distribution de musique, observe Roger Entner, analyste en télécommunications chez Recon Analytics. Ce n’est pas une activité sexy, mais ce sera rentable tant que l’entreprise sera capable d’offrir des prix bas aux câblodistributeurs et d’avoir du volume. »
Dans les faits, Stingray pourrait devenir plus rentable à mesure qu’elle prendra de l’expansion à l’extérieur du Canada, où elle réalise encore 67% de ses revenus. Essentiellement, Stingray paye des programmateurs musicaux pour alimenter ses chaînes musicales, mais peut distribuer ces chaînes à un nombre illimité de clients sans frais supplémentaires. « On économise sur le contenu, car on fait deux fois la même chaîne », dit Eric Boyko.
Maintenant que Stingray est en Bourse, les investisseurs s’attendent ainsi à ce que la société montréalaise multiplie
Le problème de la télé
Si Stingray met la main sur des actifs au rabais dans son créneau, c’est que les jours des chaînes télé musicales semblent comptés. En Amérique du Nord, les câblodistributeurs perdent des abonnés, tandis que Netflix prend de plus en plus de place avec son offre en ligne de films et d’émissions de télé. Même la chaîne HBO, jusqu’à tout récemment uniquement offerte par l’intermédiaire des câblos, a changé son fusil d’épaule en offrant sa chaîne directement aux consommateurs sur le Web.
Pour les mêmes raisons qu’elle se tourne vers Netflix, la nouvelle génération opte de plus en plus pour les radios Internet comme Spotify, Pandora et, bientôt, Apple Music. Or, Stingray Digital n’a aucune intention d’offrir ses chaînes musicales directement aux consommateurs. En ce sens, Stingray se positionne comme un défenseur du modèle établi des géants des télécommunications : « Comcast [un câblo américain] se bat contre Netflix et cie et elle va payer Stingray plus cher si elle croit que ses chaînes musicales vont l’aider à convaincre ses clients de lui préférer Netflix », indique Rob Goff, analyste chez Euro Pacific Canada.
Eric Boyko soutient n’avoir jamais pensé à aller jouer dans les platebandes de Spotify, essentiellement pour des raisons de rentabilité. « Spotify ne fait pas d’argent ! Elle a perdu 134 M$ l’an dernier. Nous, on est très contents de satisfaire 95 % de notre audience, même s’il y en a 5 % qui veut de la musique à la demande [ce qu’offre Spotify]. »
Parce que Spotify permet à ses utilisateurs de choisir les chansons qu’ils souhaitent écouter, elle ne peut proposer de la musique sans le consentement des ayants droit. Stingray, pour sa part, verse des redevances préétablies par les