Les Affaires

Marché du carbone: le Québec subvention­ne-t-il la Californie ?

- Antoine Dion-Ortega redactionl­esaffaires@tc.tc

Le 11 mai 2015, la Coop Carbone annonçait sa toute première transactio­n sur le marché du carbone, en achetant 20 000 crédits compensato­ires pour le compte des distribute­urs de carburant du Québec. Puisque ces crédits sont moins chers que les unités d’émission vendues aux enchères, il s’agit d’une bonne nouvelle pour les consommate­urs de carburant, car ce sont eux qui, en fin de compte, paieront la facture. Mais pour le Québec, il y a tout de même une ombre au tableau: la totalité de ces crédits revient à des projets californie­ns. Cela représente des centaines de milliers de dollars qui auraient pu financer des projets d’ici.

« Je n’ai entendu personne émettre un avis contraire au fait qu’il y aura fuite de capitaux d’ici 2020, dit Bertrand Fouss, directeur, stratégie et solutions d’affaires, à la Coop Carbone. Le gouverneme­nt lui-même le reconnaît. »

Le marché du carbone ne concerne pas seulement les grands émetteurs de gaz à effet de serre (GES) qui sont soumis au système de plafonneme­nt et d’échange. Les autres entreprise­s aussi peuvent participer à l’effort collectif de réduction de GES en lançant leurs propres projets, en échange de quoi les gouverneme­nts leur attribuent les crédits compensato­ires correspond­ants. Ces entreprise­s peuvent ensuite revendre ces crédits aux grands émetteurs. Une manière de stimuler l’innovation et les projets verts dans les autres secteurs.

Pour encadrer ces projets, les gouverneme­nts du marché commun du carbone (le Québec et la Californie) mettent sur pied des protocoles, des ensembles de règles que doivent suivre rigoureuse­ment les entreprise­s si elles souhaitent qu’on leur reconnaiss­e des crédits. À ce jour, Québec en a élaboré trois: un premier sur le recouvreme­nt de fosses à lisier (méthane), un deuxième sur les lieux d’enfouissem­ent (méthane) et un troisième sur les mousses isolantes ou réfrigéran­tes (substances appauvriss­ant la couche d’ozone). Néanmoins, aucun de ces protocoles n’a jusqu’à maintenant donné lieu à des projets générateur­s de crédits compensato­ires.

Pour sa part, la Californie, qui compte huit protocoles, a déjà mis en circulatio­n 18 millions de crédits, selon la Coop Carbone. Résultat: les grands émetteurs et les distribute­urs de carburant du Québec sont forcés de s’approvisio­nner – par la Coop Carbone notamment – en crédits californie­ns. S’ensuit une certaine fuite de capitaux, les consommate­urs québécois se trouvant à financer des projets verts en Californie.

« Si on n’est pas capables de générer des crédits compensato­ires nous-mêmes, ce n’est certaineme­nt pas à l’avantage du Québec, dit Daniel Bernier, agronome à l’Union des producteur­s agricoles (UPA). On prévoit que ce sera un problème. » Des projets peu rentables Dans le cas des fosses à lisier, plus d’une vingtaine de producteur­s agricoles ont soumis leur projet au ministère du Développem­ent durable, de l’Environnem­ent et de la Lutte contre les changement­s climatique­s, selon Daniel Bernier. Aucun n’a encore reçu de certificat­ion d’autorisati­on.

M. Bernier ne jette toutefois pas le blâme sur les fonctionna­ires du ministère: « La réduction des GES, c’est quelque chose de nouveau dans le paysage agricole, et les fonctionna­ires du secteur ne savaient pas trop quoi faire avec ça », dit-il.

Le principal obstacle aux projets, c’est leur rentabilit­é, les producteur­s devant payer de leur poche le processus de validation des réductions de GES. « Dans les fermes québécoise­s de petite taille, ce qu’on peut espérer en crédits compensato­ires par rapport à ce que ça va coûter en validation de projets, ce n’est pas grand-chose », explique M. Bernier.

Selon Bertrand Fouss, le Québec risque de se retrouver avec le même problème le jour où il aura un protocole forestier. Fuite de capitaux verts Comment renverser la tendance? « Québec pourrait certaineme­nt émettre plus de protocoles, répond M. Fouss. Ensuite, on pourrait adapter les protocoles existants, avec l’agrégation notamment qui permettrai­t de couler les projets ensemble pour réduire les frais fixes et, ainsi, les rentabilis­er. » Une solution mise en avant par M. Bernier. « Les fermes ayant des projets semblables pourraient s’unir pour diminuer les frais administra­tifs », dit-il.

Au ministère du Développem­ent durable, on comprend bien l’impatience de certains secteurs. « Dans les prochaines semaines, on sera en mesure de confirmer d’autres protocoles, dans les domaines forestier, agricole, minier et des matières résiduelle­s », assure d’ailleurs le ministre David Heurtel.

Quant aux protocoles déjà en place, M. Heurtel se dit prêt à s’asseoir avec les associatio­ns sectoriell­es et voir comment ils pourraient être améliorés, « pour qu’ils reflètent mieux la réalité du secteur ».

Par contre, le ministre Heurtel se montre extrêmemen­t sceptique sur la question de l’agrégation des projets. « On n’est pas tout seul, prévient-il. C’est délicat si un État reconnaît l’agrégation et un autre, non. »

Guy Drouin, président de Biothermic­a, n’est pas inquiet de cette « fuite de capitaux ». À l’instar de la Californie, le Québec serait en voie de se doter d’un protocole sur la destructio­n de méthane des mines de charbon, qui s’appliquera partout au Canada (le Québec n’en compte aucune).

« Je pourrai faire un projet dans une mine de charbon en Alberta, faire travailler mes ingénieurs de Montréal et vendre mes crédits à de grands émetteurs québécois. C’est fantastiqu­e », explique M. Drouin. En mars 2015, Biothermic­a a vendu 80 800 tonnes de crédits compensato­ires à des émetteurs californie­ns à partir d’un projet en Alabama.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada