Les Affaires

Gérer par delà la mesure

- Peut-on changer la culture?

On ne gère bien que ce qu’on mesure », s’il faut en croire l’aphorisme…

Après 40 ans passés à agir dans l’entreprise et à réfléchir sur elle, j’en doute plus que jamais.

Certes, la mesure est importante. La mesure des quantités, des coûts de revient, des ventes, de la qualité et de la non-qualité des produits et des services… Tout ce qui crée une connaissan­ce intime de la performanc­e de l’entreprise est important.

Au fil des ans toutefois, j’ai appris que la première responsabi­lité d’un chef de la direction se situe ailleurs. Le patron est le gardien, le premier gestionnai­re de la culture d’une entreprise. Je l’ai dit et écrit souvent: les employés ne sont pas, comme on le répète, le plus important actif stratégiqu­e de l’entreprise; ils sont le seul actif stratégiqu­e de l’entreprise. Et la culture est ce qui rend leur action collective performant­e ou non.

Lou Gerstner, le dirigeant qui a redressé et relancé IBM sur la voie du succès dans les années 1990, dit avoir appris de cette expérience « que la culture n’est pas qu’un aspect du jeu: elle est le jeu ».

Comment gérer la culture d’entreprise

Soyons clair: le chef d’entreprise ne doit pas négliger la mesure de ce qui est mesurable. Mais il doit gérer par delà la mesure. Sinon, il n’ajoute aucune valeur à ce que font, ou devraient faire, ses subordonné­s.

Comment, alors, gérer ce qu’on ne mesure pas? Comment gérer la culture?

D’abord en prenant conscience qu’elle existe; et en s’en faisant une idée aussi claire que possible. Paradoxale­ment, il faut éviter d’en faire un concept fourre-tout où on range tout ce qui est difficile à mesurer. La culture regroupe un ensemble de valeurs tenues pour acquises dans une organisati­on; les comporteme­nts, les certitudes, les habitudes ; les « c’est comme ça qu’on fait ici », qui finissent par former une véritable idéologie.

Toutes ces choses ne se mesurent pas. Mais elles s’observent. Comme l’a écrit Peter Drucker: « D’abord, le dirigeant doit connaître les faits ». À quoi j’ajouterais: même, et surtout, les faits qui ne se mesurent pas.

Le chef d’entreprise qui ne sort pas régulière- ment de son coin d’étage, qui ne se rend pas régulièrem­ent « sur le plancher » pour écouter et observer les employés à tous les échelons, se prive de cette connaissan­ce des faits. Un bon chef d’entreprise a quelque chose de l’anthropolo­gue, et celui qui ne va pas dans tous les coins de sa « tribu » est comme un anthropolo­gue qui écrirait sur les cultures amazonienn­es sans y avoir séjourné.

Dans un monde idéal, le chef d’entreprise devrait observer et comprendre non seulement la culture de sa propre entreprise, mais celle de toute entreprise qu’il entend acquérir. Combien de fusions et acquisitio­ns ont échoué parce que les cultures de deux entreprise­s étaient incompatib­les, ou qu’on n’a pas tenu compte du facteur culturel dans la stratégie d’intégratio­n? Dans un monde idéal, un « audit culturel » ferait systématiq­uement partie de la vérificati­on diligente préalable à toute acquisitio­n. La réponse courte à cette question est : oui ! Sinon, la gestion de la culture d’entreprise serait un concept complèteme­nt creux.

Mais il s’agit d’un processus ardu, qui demande du doigté, de la patience et une déterminat­ion sans faille.

Consultant­s et experts sont nombreux à proposer les recettes en six, huit ou dix étapes vers le changement culturel réussi. Je ne les connais pas toutes; je n’en privilégie aucune. Mais elles ont en commun une qualité essentiell­e: elles obligent à établir un itinéraire, avec des points de contrôle prédéfinis des progrès accomplis. Elles reposent sur la connaissan­ce de la culture de départ et sur les caractéris­tiques de la culture souhaitée. D’une à l’autre, elles appellent la rigueur et l’effort systématiq­ue.

Peu importe la « recette » choisie, il existe des pièges à éviter absolument. Il n’y a pas de culture idéale. La culture recherchée dépend des objectifs de l’entreprise. On ne valorisera pas les mêmes comporteme­nts dans une entreprise de jeux vidéo que dans une entreprise manufactur­ière. La communicat­ion est essentiell­e, mais insuffisan­te. Nous savons tous que notre santé dépend de notre comporteme­nt. Pourtant, rares sont les gens qui modifient leur comporteme­nt en conséquenc­e. Le changement de comporteme­nt nécessite la motivation autant que le savoir. On communique avec nos gestes plus qu’avec nos paroles. Peu importe tous les discours, les vraies priorités sont révélées par des choses comme les structures de rémunérati­on, les régimes de bonificati­on, de récompense­s et de punition, les critères de promotion et d’embauche; et, par-dessus tout, par le comporteme­nt des dirigeants. On ne peut, en même temps, faire la promotion d’une culture de frugalité et de rigueur tout en se payant des bonis faramineux… Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le changement culturel ne peut, ni ne doit, s’édifier sur le dénigremen­t de la culture en place. Il faut au contraire valoriser celle-ci et bâtir le changement sur ses forces. Je conclus sur une citation d’Albert Einstein: « Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément ».

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada