Comment passer à l’histoire
Richard Branson. Jim Collins. Herminia Ibarra. Oscar Farinetti… Leurs meilleures leçons de leadership entendues au World Business Forum. Pour que votre entreprise marque son temps.
Sir Richard Branson est bien calé dans son fauteuil sur la scène du Lincoln Center, à New York. Bronzé, souriant, désinvolte, la jambe repliée sous lui, le conférencier vedette du World Business Forum (WBF) délecte son auditoire d’anecdotes croustillantes de sa vie amoureuse. Il raconte aussi des épisodes de sa bataille épique contre son ennemi préféré, le transporteur British Airways. L’épisode de l’inauguration du London Eye, par exemple. Le London Eye, c’est l’emblématique grande roue au centre de Londres. British Airways avait le mandat de l’assembler. Elle n’y arrivait pas. Virgin s’est fait un malin plaisir de voler à la rescousse avec sa flotte aérienne… et de faire circuler un dirigeable au-dessus de la ville sur lequel était inscrit « British Airways n’arrive pas à la “lever” » (« British Airways can’t get it up »).
Branson s’est toujours distingué par les batailles épiques qu’il adore mener. « Je ne rejoins que les secteurs où les clients sont mal servis, raconte-t-il. J’adore mettre mes concurrents face à leurs faiblesses. J’aime particulièrement me battre contre les organisations qui souffrent d’obésité bureaucratique. » Ses prochaines cibles seront l’hôtellerie et les croisières.
Branson est manifestement à la hauteur de sa légende. Il est drôle et plein d’esprit. Mais aussi sincère et (presque) humble lorsqu’il aborde l’écrasement du vaisseau de Virgin Galactic, le 31 octobre 2014, dans le désert de Mojave. Une erreur du pilote qui lui a coûté la vie. « Ce jour-là, les 700 employés de Virgin Galactic et moi avons fait un câlin collectif », raconte-t-il. Une phrase qui suscite un sourire sur le visage des participants du World Business Forum.
Branson est un formidable conteur. Mais ce qu’il raconte, il a d’abord dû le réaliser, créer l’histoire. Ce qu’il fait depuis un demi-siècle. À 16 ans, il lance un magazine contre la guerre au Vietnam. Ainsi démarre sa carrière d’entrepreneur... malgré lui. Son empire compte aujourd’hui des centaines d’entreprises. « Je ne voulais surtout pas me lancer en affaires, confiet-il. Je voulais simplement stopper la guerre. Mais il a fallu que je comprenne l’imprimerie, la vente et un tas d’autres choses. »
Le World Business Forum a naturellement pensé à Sir Branson pour illustrer le thème de son édition 2015, « Je suis un créateur d’histoires ». Depuis quelques années déjà, on parle beaucoup de storytelling [mise en récit]. On encourage les entreprises à mieux raconter leur histoire pour qu’elles se fassent remarquer. Mais pour avoir une histoire à raconter, il faut d’abord la créer. Sinon, ce n’est que du vent. Se démarquer avec fracas, ou avec discrétion Première leçon du WBF 2015, les créateurs d’histoires viennent en plusieurs modèles. Certains sont flamboyants, comme Richard Branson. Ils créent des histoires plus grandes que nature qui frappent l’imaginaire. D’autres créateurs d’histoires sont plutôt à l’image de Mark Bertolini, pdg d’Aetna, deuxième assureur en importance aux États-Unis.
Au milieu de la scène du Lincoln Center, Bertolini ne parle pas très fort. Et il se montre plutôt économe de ses gestes. Lorsqu’il bouge, son corps affiche un léger débalancement. En 2004, un sévère accident de ski l’a laissé avec des douleurs chroniques qu’il contrôle tant bien que mal par des thérapies alternatives ainsi que par la pratique quotidienne du yoga. Bertolini est l’archétype du leader de type 5 que nous a décrit l’auteur Jim Collins, quelques heures plus tôt. « Le leader de type 5 se démarque par son humilité et sa détermination, illustre l’auteur de
Good to Great ( De la performance à l’excellence). Ne vous méprenez pas, même s’il n’est pas flamboyant, il est très ambitieux. Mais son ambition se manifeste à l’égard de son entreprise et de sa cause, pas de lui-même. » Dès sa première phrase, Mark Bertolini capte l’attention des spectateurs et la conserve pendant les 30 minutes suivantes. « Je vais vous parler des inégalités », annonce le pdg de 59 ans. On ne s’attendait pas à cela de la part du dirigeant d’une des 100 plus grandes sociétés américaines.
En janvier 2015, Bertolini cause une onde de choc parmi ses pairs. Il établit le salaire minimum chez Aetna à 16$ US l’heure. Et cela, sans qu’une loi ne l’y oblige. Au Connecticut, par exemple, là où se trouve le siège social d’Aetna, la loi fixe le salaire minimum à 9,15$ US l’heure. « Aetna est une société Fortune 100, mais plusieurs de nos employés se nourrissaient dans les banques alimentaires. Cela n’avait pas de sens », confie-t-il aux participants du World Business Forum. Pour certains employés d’Aetna, un taux horaire de 16$ US a représenté une augmentation de salaire de 33%. Le pdg a aussi bonifié les avantages sociaux de tout le personnel de premier niveau. Peu de temps après, d’autres géants américains, comme Target et Walmart, ont aussi bonifié le salaire minimum de leurs employés. Mark Bertolini a créé un mouvement. C’est sa contribution à l’histoire.
Mais comment en est-il arrivé là? Il y a deux ans, il lit l’ouvrage culte de Thomas Piketty sur les inégalités, Le capital au 21e siècle. Depuis ce jour, Bertolini fait du rétablissement de la classe moyenne son cheval de bataille. Il part donc à la découverte de ses employés. Plus de 80% des emplois du centre d’appel sont occupés par des femmes, dont plusieurs sont chefs de famille monoparentale et vivent à peine sur ou sous le seuil de la pauvreté. « Avec ses 50 000 employés, Aetna est un microcosme de la société américaine, dit le pdg. Les inégalités ne sont pas extérieures à nous. Comme dirigeants, nous y contribuons. Et nous avons le pouvoir de les réduire. »
Les décisions audacieuses ont parfois un prix. Aetna est inscrite en Bourse (NY, AET). A-t-elle amélioré le bien-être de ses employés au détriment de celui de ses actionnaires? « Chaque année, nous dépensons 120 M$ pour remplacer, former et motiver nos employés, répond-il. Améliorer leurs conditions de travail, c’est changer une dépense en investissement. » Le marché semble avoir compris son message. Depuis janvier, le titre d’Aetna a grimpé de 30%.