Les Affaires

QUÉBEC INVESTIT POUR GARDER LES MEILLEURES START-UP

- Julien Brault julien.brault@tc.tc C @@ julienbrau­lt

Intelligen­ce artificiel­le — Le financemen­t record de 80 millions de dollars de la start-up québécoise Lightspeed, dévoilé en septembre, a constitué un tournant au Québec. Alors que les start-up technologi­ques sont traditionn­ellement allées aux États-Unis pour obtenir du financemen­t privé de cet ordre, c’est la Caisse de dépôt et placement et Investisse­ment Québec qui ont dirigé le tour de financemen­t. Les Affaires a appris qu’à défaut de l’interventi­on de ces institutio­ns, Lightspeed aurait déménagé son siège social au sud de la frontière.

« Les dirigeants de Lightspeed nous ont dit que, si la plupart de leurs actionnair­es devenaient américains, ils devraient déplacer leur siège social aux États-Unis. C’est là que le déclic s’est fait », relate Pierre Gabriel Côté, pdg d’Investisse­ment Québec.

Le président-fondateur de Lightspeed, Dax Dasilva, n’a pas voulu faire de commentair­es à ce sujet, se contentant de réitérer son engagement à maintenir le siège social au Québec.

Or, avant la transactio­n de 80 M$ codirigée par Investisse­ment Québec et la Caisse de dépôt, c’était Accel Partners qui était le plus important bailleur de fonds de l’entreprise montréalai­se. Le fonds californie­n, qui compte parmi ses bons coups d’avoir investi 12,7 M$ US dans Facebook en 2005, avait injecté 30 M$ US dans Lightspeed en 2012 avec la participat­ion d’iNovia Capital. Accel était donc bien placée pour diriger les tours subséquent­s de la start- up montréalai­se qui, sans l’interventi­on de Québec, aurait difficilem­ent pu obtenir un financemen­t de 80 M$ de ce côté-ci de la frontière.

« Aux États-Unis, ils investisse­nt beaucoup plus d’argent dans le capital de croissance que nous n’en investisso­ns au Canada. Les fonds américains ont donc tendance à venir ici pour faire les transactio­ns de 25M$ et plus », explique André Gauthier, associé principal de Tandem Expansion, l’un des rares fonds en capital de risque spécialisé­s dans le capital de croissance au Canada. Les investisse­ments de la firme oscillent entre 10 et 20 M$, ce qui la place dans une autre ligue qu’Accel, qui peut aussi bien investir 100 000$ que 100M$ dans une start-up.

De plus en plus d’investisse­ments directs

C’est ce vide au chapitre du capital de croissance qu’Investisse­ment Québec veut combler en investissa­nt directemen­t dans des start-up technos plutôt que de se limiter à investir dans des fonds. « Depuis deux ou trois ans, on fait de plus en plus d’investisse­ments directs en capital de risque, parce que ça nous permet d’investir dans des entreprise­s émergentes et que, de plus en plus, les occasions proviennen­t du numérique et des technologi­es, dit Pierre Gabriel Côté. Ça vient aussi du constat que si ce n’est pas nous qui le faisons, ce sont des fonds américains qui le feront. »

Dans un contexte où les entreprise­s technos attendent plus longtemps que jamais avant d’aller en Bourse, les limites de l’écosystème de fonds en capital de risque québécois semblent de plus en plus évidentes. Relativeme­nt récent, cet écosystème est pourtant le fruit d’un effort concerté d’Investisse­ment Québec, de la Caisse de dépôt et du Fonds de solidarité FTQ, qui avaient mis sur pied le fonds de fonds Teralys en 2009. L’objectif de Teralys, qui est derrière les fonds en capital de risque québécois les plus en vue, était justement d’éviter d’attribuer trop de capitaux à une étape de développem­ent et pas assez à une autre.

Christian Dubé, vice-président exécutif, Québec, de la Caisse de dépôt, soutient avoir l’intention de continuer à investir en capital de risque en passant par des fonds. Conscient de leurs limites, cependant, il dit s’intéresser à financer directemen­t des start-up québécoise­s qui sont parvenues à une étape où les fonds locaux ne suffisent plus. « Quand Thomas Birch est entré à la Caisse [à titre de directeur principal des fonds], je lui ai demandé d’aller voir ces entreprise­s et de regarder si elles avaient besoin de capital pour passer à la prochaine étape », relate Christian Dubé.

Pour la Caisse de dépôt et Investisse­ment Québec, investir dans ces championne­s québécoise­s est un moyen d’éviter de perdre les sièges sociaux des start-up les plus prometteus­es parmi celles qu’elles ont financées indirectem­ent. Il s’agit également d’investisse­ments qui, quoique risqués, semblent plus raisonnabl­es depuis l’appel public à l’épargne en mai de Shopify, une société d’Ottawa spécialisé­e dans le commerce en ligne.

En effet, Shopify a en quelque sorte apporté une validation à l’incursion d’OMERS, le Régime de retraite des employés municipaux de l’Ontario, dans le créneau du capital de risque. Depuis la mise sur pied d’OMERS Ventures en 2011, le géant ontarien a acquis la réputation d’attribuer des valorisati­ons généreuses aux start-up qu’il

finance, mais sa stratégie semble s’être avérée payante. Outre Shopify, OMERS Ventures a également réalisé de bons coups en investissa­nt dans la montréalai­se PasswordBo­x, acquise par Intel en 2014, et dans la vancouvéro­ise Hootsuite, dont la valorisati­on dépasse aujourd’hui le milliard de dollars.

Les besoins ne sont pas que financiers

L’incursion des investisse­urs institutio­nnels canadiens dans le créneau du capital de risque n’est toutefois pas sans risque. Selon Catherine Beaudry, professeur­e à l’École Polytechni­que, les investisse­ments de Québec en capital de risque n’ont pas toujours été heureux. En effet, lorsqu’elle s’est penchée sur les investisse­ments de Québec en biotechnol­ogie avant l’éclatement de la bulle, en 2000, elle a eu la surprise de constater qu’ils avaient un facteur négatif sur la survie des entreprise­s de moins de 49 employés.

« L’intuition qu’on avait, c’est que ces institutio­ns n’offraient pas le flair industriel ni le soutien qu’un investisse­ur privé aurait offert, souligne la spécialist­e en commercial­isation de l’innovation. J’ose espérer qu’on a appris de nos erreurs et qu’on va chercher cette expertise-là aujourd’hui. »

Concrèteme­nt, le risque est que le capital de croissance offert par Québec soit ce qu’on appelle de l’« argent stupide » ( dumb money). En effet, au-delà de l’argent, des investisse­urs comme Accel apportent aux start-up un accès direct à leurs nombreuses relations dans la Silicon Valley et à leur expertise interne. Malgré tout, Catherine Beaudry voit d’un bon oeil l’intérêt de Québec pour les start-up : « Il faut qu’on développe cette expertise-là au Québec, même si c’est risqué », fait valoir la professeur­e.

Pierre Gabriel Côté reconnaît qu’Investisse­ment Québec doit encore faire ses preuves comme investisse­ur direct en capital de risque. Il fait néanmoins valoir que l’incursion d’Investisse­ment Québec dans le secteur ne s’est pas faite sur un coup de tête et que l’institutio­n était déjà exposée à ce secteur en raison de ses investisse­ments dans près de 75 fonds en capital de risque.

« On beaucoup appris de nos 75 gestionnai­res de fonds et de leurs équipes, dit M. Côté. On a encore des croûtes à manger pour apprendre le métier de capital-risqueur ; c’est pour ça qu’on a fait des investisse­ments directs avec de plus petits montants au cours des dernières années. » Depuis 2013, Investisse­ment Québec a ainsi fait des investisse­ments directs dans Beyond The Rack, Frank & Oak, Sociable Labs et Coveo.

Pierre Gabriel Côté admet qu’Investisse­ment Québec doit travailler fort pour se démarquer des grands fonds américains, notamment parce que ceux-ci peuvent prendre des décisions d’investisse­ment plus rapidement. Néanmoins, il croit que l’horizon d’investisse­ment à plus long terme de l’institutio­n et sa proximité avec les start-up québécoise­s jouent en sa faveur. « Je me différenci­e des investisse­urs américains, car mon horizon n’est pas de cinq à sept ans comme un fonds. Oui, j’espère un rendement, mais je suis là pour le long terme, car un des rôles qui me sont impartis, c’est de faire du développem­ent économique. »

« Oui, j’espère un rendement, mais je suis là pour le long terme. »

– Pierre Gabriel Côté,

pdg d’Investisse­ment Québec

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