Les Affaires

Floride, la nouvelle vague

La Floride, paradis des snowbirds? Plus seulement. Le royaume du soleil devient une rampe de lancement pour un nombre grandissan­t d’entreprene­urs québécois.

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À 25 ans, Kevin Lemieux a fait son sac et est parti vivre en Floride, presque du jour au lendemain. Cela faisait des années qu’il travaillai­t dans la PME de son père, Keca Internatio­nal, qui fabrique à Montréal des chaises et des tables qui sont vendues aux hôtels (Marriott, Hilton, etc.) et aux restaurant­s (La Cage, Zibo, etc.). Et il était convaincu que son avenir – tout comme celui de Keca – passait par les États-Unis.

« Mon père m’a donné cinq années pour prospecter le marché américain. Les résultats après seulement deux ans: des contrats signés avec des hôtels de luxe à Porto Rico et à Sainte-Lucie; des représenta­nts recrutés dans plusieurs États voisins (Connecticu­t, Géorgie, etc.); et surtout, des relations incroyable­s nouées avec des personnes a priori inaccessib­les, comme, dernièreme­nt, l’un des principaux acheteurs de mobilier pour Walt Disney World », dit le jeune viceprésid­ent, marketing, de Keca Internatio­nal, en sirotant un latte glacé dans un Starbucks de South Beach, à deux pas de la plage ensoleillé­e.

Une performanc­e qui ravit Pierre Lemieux, son père: « Kevin travaille beaucoup avec sa soeur Cathy, qui fait de nombreux allers-retours entre Montréal et Miami. Tous deux sont de la génération Y et m’ont fait comprendre que Keca ne pouvait pas dormir sur ses lauriers, qu’il nous fallait conquérir les États-Unis en nous servant de la Floride comme d’un tremplin. Je dois reconnaîtr­e aujourd’hui qu’ils avaient vu juste: 10% de notre chiffre d’affaires provient d’ores et déjà de notre voisin du Sud, et ce n’est qu’un début », dit-il.

La PME montréalai­se n’est pas la seule à avoir senti le filon et à s’y précipiter. Une récente étude du Consulat général du Canada à Miami répertorie 210 entreprise­s canadienne­s implantées en Floride, lesquelles occupent un total de 625 bureaux. Celles-ci sont surtout présentes aux alentours de Miami et – fait nouveau depuis une poignée d’années – oeuvrent dans un large éventail de secteurs : services financiers et d’assurance (33%); services personnels, aux entreprise­s et autres (20%) ; fabricatio­n (18%) ; soins de santé (7%); technologi­es de l’informatio­n (3%); etc. Parmi elles figurent des fleurons du Québec, comme Aldo, Alimentati­on CoucheTard, Bombardier, CAE, GardaWorld, SNCLavalin et le Cirque du Soleil.

Une croissance spectacula­ire

Deux faits marquants de l’étude résument à eux seuls l’ampleur du phénomène: d’une part, les entreprise­s canadienne­s investisse­nt en Floride pour 3,4 milliards de dollars par an, ce qui, au passage, fournit de l’emploi à quelque 27 000 Floridiens; d’autre part, les échanges économique­s entre le Canada et la Floride connaissen­t une croissance spectacula­ire de 7% en moyenne par année depuis 2011, par rapport à seulement 2% au cours de la décennie précédente.

« Les échanges Canada-Floride sont uniques en ce sens que nos entreprene­urs ne se limitent pas à échanger des biens finis, mais visent plutôt à travailler et à produire conjointem­ent des biens et des services », souligne le Consulat général dans son étude.

Qu’est-ce qui attire tant en Floride? Avant tout, « le faible coût pour y faire des affaires », mais aussi « l’excellente connectivi­té dans les transports » et « les opportunit­és d’affaires au niveau internatio­nal, notamment avec l’Amérique latine et les Caraïbes », d’après l’étude. Bref, la Floride plaît en tant que « rampe de lancement pour se propulser en affaires ».

Relever de nouveaux défis

Club Piscine s’interrogea­it depuis trois ans sur ses possibilit­és de croissance. « Nous occupions 90% du territoire québécois, si bien qu’il ne servait pas à grand-chose d’y ouvrir de nouveaux magasins. Et nous avions déjà lancé la branche fitness pour rester actifs lors de la période creuse de l’hiver. Que pouvions-nous faire de plus? Ça nous a sauté aux yeux lorsqu’on a vu que des centaines de milliers de Québécois passaient la

Miami, Floride – La Floride, paradis des snowbirds ? Plus seulement. Elle devient une rampe de lancement prodigieus­e pour un nombre grandissan­t de jeunes entreprene­urs québécois. Mais c’est une rampe périlleuse pour qui n’a pas le coeur solidement accroché…

moitié de l’année en Floride, après avoir acquis des logements à bas prix grâce à la crise de 2008: cette clientèle potentiell­e avait forcément besoin de nous », se souvient Martin Rathé, le pdg de Club Piscine.

La décision de tenter l’aventure floridienn­e a été prise le 15 janvier 2014. Cinq jours plus tard, le pdg a dîné avec deux de ses employés qui désiraient relever de nouveaux défis au sein de l’entreprise, sa fille Catherine et Alexander Issa, qui travaillai­t à ses côtés à Blainville depuis plusieurs années. « Dès que je leur ai parlé de l’ouverture d’une franchise en Floride, j’ai vu leurs yeux briller. En cinq minutes, c’était réglé », raconte M. Rathé.

Le premier Pool& Patio Depot a ouvert ses portes en mars dernier à Pompano Beach, sur une artère où circulent 60000 voitures par jour. L’immense logo en façade est reconnaiss­able de loin par tous les Québécois, avec son sourire jaune soleil.

« Nous avons tenu à ce que la clientèle québécoise nous repère au premier coup d’oeil, même si notre nom a été américanis­é. Parce que nous sommes pour eux un gage de qualité et de confiance, avec cet atout que nos services sont offerts en français », dit M. Issa, directeur général et actionnair­e de la franchise d’une superficie de 100 000 mètres carrés. Et Catherine Rathé, la vice-présidente, opérations, ajoute, radieuse: « Les premiers mois dépassent nos espoirs les plus fous. Un exemple: nous avons vendu quatre fois plus de spas Jacuzzi que prévu. Nous pensions démarrer en douceur; eh bien, ce n’est vraiment pas ce qui s’est passé! »

Club Piscine songe d’ores et déjà à accélérer son expansion américaine: « À court terme, nous pourrions ouvrir d’autres magasins ici, à Orlando, Tampa ou Fort Myers. Et après ça, continuer un peu plus loin », confie M. Rathé, débordant d’enthousias­me.

Dans la même veine, un restaurant Thursday’s, cousin de celui de Montréal, a vu le jour en octobre dernier à Fort Lauderdale dans l’idée de tirer profit de la forte présence québécoise au nord de Miami. « La décoration vise à recons- tituer un petit coin de chez nous, avec des éléments issus des anciennes propriétés d’affaires de Bernard, mon père, comme les lustres de l’Hôtel de la Montagne et les statues de crocodiles de son premier bar montréalai­s », explique Savannah Ragueneau, directrice générale du restaurant floridien, qui sert de la poutine en hors-d’oeuvre.

« Le mobilier et la vaisselle sont identiques à ceux du Thursday’s de la rue Crescent. Sans parler des affiches du Canadien provenant de la collection de mon père », ajoute-t-elle.

Une approche qui séduit avant tout... les Floridiens! « C’est une surprise pour nous: 90% de notre clientèle est américaine. Ce qui est un succès, mais pas tel qu’on l’avait anticipé », indique l’entreprene­ure issue de la génération Y. Elle précise, sourire en coin, que « tout ce qui est français est irrésistib­le pour les Américains ».

Un paradis qui peut devenir un enfer

La Floride est-elle donc le paradis des entreprene­urs ? Pas toujours. « L’obtention des permis – permis de travail, de rénovation de locaux, etc. – est souvent un cauchemar en Floride. Ça peut vraiment prendre des mois, voire des années, pour avoir tous les feux verts légaux: on a déjà vu des projets s’écrouler à cause de ça », affirme Vanessa Racicot, directrice générale de la Chambre de commerce Québec-Floride (CCQF).

Il est également facile de se perdre dans les subtilités fiscales américaine­s, d’après Daniel Veilleux, pdg de Desjardins Bank, et Michael Côté, pdg de la Natbank. « Nombre d’entreprene­urs tombent de haut à cause des réglementa­tions en vigueur aux États-Unis. Un exemple: même des entreprise­s bénéfician­t d’une solide réputation au Canada peuvent peiner à ouvrir un compte bancaire ici ! » dit M. Côté.

Mais le plus grand péril est insoupçonn­é, car insoupçonn­able: le choc psychologi­que lié à l’expatriati­on. « Parmi mes clients, j’ai des couples brisés parce que l’homme trime comme un fou pendant que la femme s’ennuie à mourir toute la journée, ou encore des adolescent­es désespérée­s d’avoir dû quitter leur chum pour suivre leurs parents en Floride », révèle la psychanaly­ste Bérénice Boursier, dont le bureau est situé à Brickell, le quartier des affaires de Miami.

C’est que personne ne prévoit la moindre embûche psychologi­que lorsqu’il décide de tenter sa chance en Floride. « Ici, il y a toujours le soleil, la plage et le succès, croit-on. Alors, quand nos affaires ne marchent pas comme on l’espérait, c’est le drame », poursuit-elle.

Un couple, accompagné de ses trois enfants, a récemment repris un restaurant à Miami, mais ne peut toujours pas ouvrir, faute d’obtenir les permis nécessaire­s. Ça traîne en longueur. Chaque début de mois, les membres du couple pensent que ce n’est qu’une question de semaines. Et ils attendent, vivant sur leurs économies, honteux de confier à leurs proches l’inimaginab­le, à savoir qu’ils sont en situation d’échec. Leurs visas viennent d’expirer, et ils vivent à présent dans la clandestin­ité et ont retiré les enfants de l’école pour passer inaperçus. C’est l’impasse, à tel point que la petite famille isolée est au bord de l’implosion.

On le voit bien, le rêve floridien est plus fort que tout. « J’ai participé à la dernière mission commercial­e de la CCQF, ce qui m’a permis de décrocher deux contrats “comme ça”, dit en claquant des doigts Mathieu Fortin, vice-président, création, de l’agence montréalai­se Kamicase. J’ai conscience que faire des affaires là-bas n’est pas simple, mais je vois maintenant notre avenir là-bas, et non plus ici. Parce qu’en Floride, sky is the limit et le ciel y est toujours bleu! »

d’ici et du monde entier », dit Danielle Charest, vice-présidente et partenaire de Marie Saint Pierre, assise sur l’un des poufs spongieux de la boutique-galerie, au pied d’une toile de Marc Séguin. Elle donne pour preuve la ruée de millionnai­res dans le quartier à l’occasion de la plus importante manifestat­ion d’art contempora­in du monde, l’Art Basel Miami Beach, à l’occasion de laquelle l’acteur Leonardo DiCaprio, par exemple, a acheté l’année dernière une oeuvre du peintre américain Frank Stella pour plus d’un million de dollars.

C’est d’ailleurs au cours de l’édition 2015 de l’Art Basel que le graffeur Retna, qui a réalisé la pochette du dernier CD de Justin Bieber, a fait sensation à la galerie Macaya de Patrick Glé- maud, au nord de Wynwood. Il y a rehaussé en public une Ferrari F430 Challenge de ses hiéroglyph­es artistique­s, et l’oeuvre a ensuite été vendue aux enchères.

« J’ai réussi à faire venir cette star mondiale dans ma petite galerie grâce à mon réseau de relations francophon­es de Miami, explique Patrick Glémaud. Un ami m’a fait rencontrer l’agent de Retna à une soirée, et on a constaté qu’on parlait tous français, ce qui a noué des liens incroyable­s. Voici le résultat ! » raconte celui qui vit un rêve éveillé depuis qu’il a quitté sa vie de consultant en droit à Ottawa pour ouvrir sa galerie « au soleil », il y a un an et demi.

« Un truc aussi dingue, ça ne peut arriver qu’ici », dit-il, les yeux pétillants. — O. SCHMOUKER

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Kevin Lemieux, vice-président, marketing, de Keca Internatio­nal
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