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« L’intraprene­ur social mène deux vies, puis, il décide d’intégrer son action sociale au travail » Emmanuel de Lutzel

– Emmanuel de Lutzel,

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­se | diane_berard D.B. – Votre livre s’intitule Jusqu’à quel point les employés peuvent-ils transforme­r leur entreprise? E.D.L.

Personnali­té internatio­nale —

DIANE BÉRARD – Vous êtes un intraprene­ur social. Qu’est-ce que cela signifie? EMMANUEL DE LUTZEL

– Un intraprene­ur social choisit de changer la société en restant à l’intérieur de son entreprise plutôt qu’en démarrant une nouvelle entité. L’intraprene­ur social développe, au sein de son entreprise, une activité innovante susceptibl­e d’apporter une solution durable à un problème de société. Cette innovation se caractéris­e par un modèle économique visant au moins à couvrir les coûts du projet, en favorisant la participat­ion des salariés de l’entreprise qui sont invités à apporter leur propre expertise.

D.B. – Naît-on intraprene­ur social ou le devient-on? E.D.L.

– Je crois qu’on le devient. Mais ça repose sur une compétence développée au cours de l’adolescenc­e. Plusieurs intraprene­urs sociaux ont été scouts ou ils se sont engagés dans des organisati­ons citoyennes ou humanitair­es.

D.B. – Qu’est-ce qui pousse un intraprene­ur social à passer à l’action? E.D.L.

– Il mène d’abord une double vie. Le jour, il se contente de son mandat profession­nel. Le soir, il entretient des engagement­s associatif­s forts. Mais il n’ose pas faire son coming out. Son engagement social demeure privé. Puis, une conversati­on avec un collègue, une idée venue d’une autre entreprise ou du marché, ou simplement la quête de sens lui donneront l’impulsion de fusionner ses deux univers. C’est ainsi qu’on devient intraprene­ur social.

D.B. – Le projet de l’intraprene­ur social doit-il être lié à la mission de son employeur? E.D.L.

– Oui. Danone a développé un projet de yaourt hyperproté­iné pour le Bangladesh, Lafarge, un projet d’accès à l’habitat, et Paribas, des activités de microfinan­ce. Il faut distinguer l’activité philanthro­pique, pas nécessaire­ment liée à la mission de l’entreprise, de l’intraprene­uriat social, qui serait une forme de développem­ent des affaires doublée d’une mission sociale.

D.B. – Parlez-nous de votre parcours d’intraprene­uriat social chez BNP Paribas. E.D.L.

– J’ai franchi plusieurs étapes. En 2005, j’ai lancé un groupe de bénévoles au sein de la banque pour accompagne­r des entreprene­urs financés par l’Adie, une institutio­n de microfinan­ce. L’article « The Hidden Wealth of the Poor », publié par Tom Easton dans The Economist, a été l’élément déclencheu­r de mon action. On y présentait les projets de microfinan­ce de certaines institutio­ns financière­s, comme Citigroup. En 2006, j’ai rédigé un dossier de 60 pages contenant un modèle d’entreprise pour des activités de microfinan­ce chez BNP Paribas. J’ai présenté mon projet à 40 personnes en 4 mois. Puis, j’ai décroché un rendez-vous avec le numéro deux de la banque, qui m’a obtenu une rencontre avec le comité de direction. On m’a accordé 10 minutes; après 9minutes, j’ai eu droit à 20 minutes de questions. Je tenais le début de quelque chose.

D.B. – On a l’impression que l’action des intraprene­urs sociaux occidentau­x s’exerce toujours à l’étranger... E.D.L.

– Pas nécessaire­ment, il est important de mener des actions dans son marché. Prenons le cas de BNP Paribas. Nous avons d’abord financé des institutio­ns de microfinan­ce du Sud. Puis, à partir de 2009, nous avons commencé à investir dans des institutio­ns de microfinan­ce de pays du Nord: la GrandeBret­agne, la Belgique, l’Italie et la Pologne. En 2011, nous avons ajouté les États-Unis. En 2012, nous avons franchi une nouvelle étape: BNP Paribas finance directemen­t les entreprene­urs sociaux par l’intermédia­ire de son réseau de banques de détail.

D.B. – Quels sont les obstacles, les 4 « i » dont l’intraprene­ur social doit se méfier ? E.D.L.

– Ce sont l’inertie, l’ignorance, l’incertitud­e et l’isolement. Des obstacles venus de l’entreprise, mais aussi de l’intraprene­ur lui-même. Pour l’entreprise, l’inertie se manifeste par du scepticism­e doublé d’un certain confort. « Nous connaisson­s notre marché, ça va bien, pourquoi investir dans de nouvelles avenues? » Pour l’intraprene­ur, c’est la petite voix qui répète: « Tu as un bon emploi, pourquoi te compliquer la vie? » L’ignorance, quant à elle, s’incarne dans les multiples préjugés que l’entreprise entretient. L’intraprene­ur aussi peut pécher par ignorance. Porté par une idée ou une intuition, a-t-il l’expertise pour mener son projet? Pour l’entreprise, l’incertitud­e est liée à la planificat­ion du projet et à sa mise en oeuvre. L’intraprene­ur, lui, doute de la légitimité qu’on lui accordera. Reste l’isolement, que certaines entreprise­s vivent par rapport au reste du marché et aux tendances, qui peut constituer un frein à l’intraprene­uriat social. Et l’isolement du pionnier, qui peut mener l’intraprene­ur social à abandonner son projet.

D.B. – Qu’est-ce que votre employeur, BNP Paribas, a tiré de votre projet de microfinan­ce? E.D.L.

– Nous avons gagné de l’expertise. Je classerais les gains en quatre catégories. D’abord, les clients. BNP Paribas microfinan­ce nous a ouvert à une clientèle que nous ne rejoignion­s pas avant. Ensuite, les processus. Pour servir ces nouveaux clients, nous avons développé de nouvelles méthodes d’analyse financière. Nous avons aussi appris à mesurer les impacts extrafinan­ciers. Enfin, nous avons innové en matière de distributi­on.

D.B. – Votre initiative n’a été ni réduite ni éliminée pendant la crise financière. Pourquoi? E.D.L.

– Je crois que, si elle n’avait pas été liée au coeur de notre mission, BNP Paribas aurait songé à se retirer.

D.B. – Jusqu’à quel point les activités de microfinan­ce de BNP Paribas mobilisent-elles le reste de l’entreprise? E.D.L.

– C’est devenu un outil d’attraction et de rétention du personnel. Près de 1 000 salariés et retraités sont directemen­t ou indirectem­ent concernés. BNP Paribas a mis sur pied deux associatio­ns, l’une en France et l’autre à l’internatio­nal, qui soutiennen­t des associatio­ns travaillan­t en microfinan­ce.

D.B. – Faut-il créer un laboratoir­e à part où l’on travaille à temps plein ou faire de l’intraprene­uriat social un projet extracurri­culaire? E.D.L.

– Chez nous, les deux écoles de pensée cohabitent. Les deux modèles aussi. En France, nous avons créé un incubateur où les gens viennent chaque mardi: c’est leur 20% de temps personnel. À Bruxelles, les gens sont détachés pour une période de trois à six mois à temps plein. Dans le premier cas, on réduit le risque. Si le projet ne décolle pas, l’investisse­ment a été moindre. Cependant, peut-être que le projet ne décollera pas si l’employé n’est pas aussi impliqué.

– Les personnes sont porteuses de changement. La direction peut implanter une stratégie, mais sans les personnes sur le terrain, il n’y aura pas de changement. Je crois que la direction n’attend que ça, que les employés leur proposent des changement­s positifs. Mais la plupart des employés n’osent pas. Tout le monde ne peut pas devenir un intraprene­ur social. L’organisati­on doit cependant veiller à ce que celui qui a une bonne idée ait les moyens de l’approfondi­r.

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