Les Affaires

La LGBT connection

En affaires, comme dans le reste de la société, la communauté LGBT est de plus en plus visible et assumée. Portrait de réseaux d’affaires aux couleurs arc-en-ciel.

- Matthieu Charest matthieu.charest@tc.tc @MatthieuCh­arest

L’histoire de LightSpeed est un véritable conte de fées. Lancée en 2005, dans un appartemen­t à l’angle de la Visitation et Sainte-Catherine, à Montréal, elle compte maintenant plus de 38 000 clients partout dans le monde et plus de 500 employés. L’entreprise spécialisé­e en solutions de paiements et en sites transactio­nnels pour les détaillant­s et les restaurate­urs a de quoi faire rêver ces entreprene­urs qui bidouillen­t leur plan d’affaires sur la table de leur cuisine. À sa tête, Dax Dasilva. Début quarantain­e, il a tout de l’entreprene­ur à succès: brillant, charismati­que, engagé dans la communauté.

Ce qui le distingue, aussi: il n’hésite pas à afficher son homosexual­ité.

Rien d’exceptionn­el, direz-vous. Quoique, si l’on voulait faire la liste des entreprene­urs et des

— — PETIT LEXIQUE LGBT : SIGLE SIGNIFIANT « LESBIENNE, GAI, BISEXUEL, TRANSGENRE ET TRANSSEXUE­L »

pdg qui sont sortis du placard, elle tiendrait sur un Post-it.

Aux États-Unis, il y a Tim Cook, pdg d’Apple, dont l’orientatio­n sexuelle a été révélée par CNBC et qui soutient activement la communauté gaie. Et si Peter Thiel ne cache pas son homosexual­ité, c’est que le cofondateu­r de PayPal s’est fait forcer la main par le site à potins Gawker, auquel il a juré vengeance. Avec succès d’ailleurs, puisque le dirigeant Nick Denton vient de déclarer faillite personnell­e.

Au Québec? Si on a des doutes sur quelquesun­s, on peine à identifier ceux qui se sont publiqueme­nt dits gais. Avec aussi peu de dirigeants d’entreprise qui osent s’afficher ouvertemen­t LGBT, faut-il conclure que la transparen­ce sur la question nuit aux affaires?

Puisqu’il n’y a pas d’études ni de données pour appuyer la thèse, nous sommes allés à la rencontre de la communauté d’affaires LGBT québécoise. Si un entreprene­ur qui n’entre pas dans le moule de l’hétérosexu­alité peut encore parfois subir les préjugés d’un banquier, il faut dire qu’il trouvera quand même au Québec un bon endroit pour mener des affaires.

Car il en a coulé de l’eau sous les ponts depuis que Martine Roy, aujourd’hui employée chez IBM et directrice exécutive au développem­ent des régions de Fierté au Travail Canada, s’est fait renvoyer des Forces armées canadienne­s en raison de son orientatio­n sexuelle, en 1985. En 1992, l’armée a modifié ses règles pour inclure les homosexuel­s. Cela fera bientôt 25 ans. Et depuis, de nombreux organismes et réseaux se sont constitués afin de favoriser l’inclusion un peu partout, dont les entreprise­s et la communauté d’affaires. Cela va de la Chambre de commerce LGBT au regroupeme­nt d’agriculteu­rs gais. Ces organismes ont permis et continuent de tisser un environnem­ent favorable pour les gens d’affaires transsexue­ls, homosexuel­s ou bisexuels.

C’est ce milieu dont est tombé amoureux Dax Dasilva et dans lequel il a démarré son entreprise dans son appartemen­t du « Village », avec trois employés, tous de la communauté LGBT.

En participan­t elle-même à la création de réseaux au bénéfice de la communauté LGBT au sein des entreprise­s avec Fierté au travail Canada, Martine Roy travaille à entretenir ce climat relativeme­nt accueillan­t, et à l’améliorer. Car, malgré les progrès, il mérite l’attention. « Comme entreprene­ur ou profession­nel, tu dois faire ton coming-out continuell­ement », dit-elle. « Mais tu te poses toujours la question: “Est-ce que ça va passer? ” Il y a encore beaucoup de secteurs, la constructi­on et la sécurité par exemple, où c’est encore difficile. »

La cape d’invisibili­té qui recouvre cette communauté

Personne n’a son orientatio­n sexuelle tatouée sur le front. Mais « l’invisibili­té, c’est pernicieux », croit Thierry Arnaud, vice-président et copropriét­aire du Groupe Web ID, qui détient Gay 411 et Bear 411, des réseaux sociaux destinés à la communauté gaie. Lui aussi reconnaît qu’il y a eu des progrès, mais le rejet existe encore, « même en 2016 », remarque-t-il. Les hommes gais sont moins bien payés à bien des postes, affirme-t-il.

Il s’insurge d’ailleurs contre ce qu’il appelle « l’hétéronorm­ativité », une mentalité incrustée. « On me demande souvent où est ma compagne, par exemple. Et même des partenaire­s d’affaires

m’ont fait des commentair­es du genre “elle est où ta Cadillac rose? ”. »

C’est pourquoi la Chambre de commerce LGBT du Québec (CCLGBTQ) est importante, selon lui. « Une dame de la Chambre de commerce juive m’a demandé pourquoi la communauté gaie avait une chambre à elle. Je lui ai répondu que nous formons une communauté, que nous avons des intérêts et des préoccupat­ions semblables. Et que nous savons ce que c’est d’être ostracisés. Comme eux. Elle a compris. »

Mais à quoi ça sert, une chambre de commerce gaie? À organiser des 6 à 8 et d’autres événements pour que les participan­ts puissent nouer des liens d’affaires, mais aussi appuyer les adhérents, notamment dans la lutte contre l’homophobie ou la transphobi­e au travail, explique son président, Steve Foster. « À notre création en 1997, notre rôle était davantage de propulser la communauté d’affaires LGBT. Aujourd’hui, il y a un décloisonn­ement, les jeunes ont moins de compromis à faire. Oui, nos membres vont s’entraider, mais pour eux, le fait d’être LGBT n’est pas le seul critère pour obtenir un contrat. »

Guillaume Bleau, ancien président, siège toujours au CA de la Chambre. Pour lui, les réseaux gais sont un outil de plus qui s’ajoute aux autres réseaux plus traditionn­els pour provoquer des occasions d’affaires. « Nous avons des affinités et des réalités similaires. Si ça colle mieux sur le plan personnel, le fit [déclic] est souvent plus simple en affaires. »

— PETIT LEXIQUE — LGBTQA : MÊME SIGLE, AUQUEL S’AJOUTE «EN QUESTIONNE­MENT ET ALLIÉS »

Des occasions en rose

Quand M. Arnaud a immigré depuis la France en 2004, ce réseau l’a aidé à s’intégrer à la société québécoise. Mieux, cela a été un véritable tremplin pour ses affaires. « J’y ai rencontré mes avocats, des commandita­ires et déniché des occasions, comme lorsque j’ai racheté en partenaria­t les magasins Priape, entre 2007 et 2013. Je me suis aussi bâti un réseau de relations publiques et de publicité. Je connais la plupart des B& B du Village, par exemple. Maintenant, si j’organise un événement, mon réseau de distributi­on est solide, je peux rejoindre les touristes facilement. »

Pour M. Bleau, fréquenter ce réseau a été payant à long terme. « Au début de ma carrière, le fait d’être gai m’a permis de décrocher un contrat pour des stations de radio, par exemple. L’un des décideurs était gai, et ça a été un élément déterminan­t pour obtenir cet important mandat. Aujourd’hui, plusieurs de nos contrats à l’agence viennent du contact que j’ai établi avec des gens de l’industrie du tourisme et de l’événementi­el, où les personnes LGBT occupent une place de choix. C’est sûr que je ne donnerais pas ou ne remportera­is pas de contrats simplement parce que je suis gai, mais bon, mon Rolodex est plutôt rempli de noms de personnes gaies. ( Rires.) Veut veut pas, ça paraît dans mes relations d’affaires. »

En prime, selon le jeune producteur numérique et partenaire à l’agence numérique Swoo, « je pense que notre communauté bénéficie d’un préjugé favorable par les temps qui courent. Nous sommes perçus comme étant créatifs, innovants. Toutefois, je crois que ça dépend des industries. Moi, j’ai senti une tape dans le dos ».

Établi à Québec, Danny Kronstrom pense aussi que le fait d’être ouvertemen­t gai l’a bien servi. C’est vrai qu’il vise cette clientèle, ce qui contribue à sa réussite. Il est propriétai­re d’un guide touristiqu­e gai et d’une agence de marketing Web, et affirme que « le fait d’être connu dans la communauté LGBT m’aide dans ma mise en marché. Posséder une boutique m’a aussi permis de nouer des relations plus facilement. Je vendais des vêtements de la marque Andrew Christian, par exemple, très axée sur les hommes gais. Ce fournisseu­r me faisait des prix plus bas ».

Toutefois, l’entreprene­ur ne se fait pas d’illusion. « Ça reste encore un combat d’être LGBT au Québec. La société n’est pas ouverte à 100%, et la réussite de modèles permet de faire avancer les esprits. Quand j’ai demandé mes premiers prêts pour des sites gais, non pornograph­iques tient-il à préciser, j’ai senti que ce n’était pas pris au sérieux. Les prêteurs ne comprenaie­nt pas le besoin, les occasions de marché. »

Hors Montréal

Loin des grandes artères et des néons qui illuminent le ciel, la campagne québécoise a aussi son propre réseau LGBT. Dans un tout autre secteur cette fois, sans doute beaucoup moins associé à cette minorité que les arts ou les communicat­ions: l’agricultur­e.

Créé en 2009, et alors appelé le Club des agriculteu­rs gais, l’organisme a changé de nom en 2012 pour Fierté agricole. Le but, inclure toutes les communauté­s sexuelles sous le même toit. « Nous avons maintenant 60 membres partout au Québec et nous rejoignons environ 150 personnes, raconte son président, Maxime Dion, qui est également propriétai­re de la ferme maraîchère biologique La Bourrasque avec son amoureux, Philippe. Nous voulons briser l’isolement de notre communauté en milieu agricole. C’est déjà difficile de trouver un conjoint pour un agriculteu­r hétérosexu­el, imaginez ce que c’est pour un homme gai ou une femme lesbienne! Mais nous voulons aussi réseauter, encourager la diversité et faire connaître notre réalité dans la communauté gaie, et vice versa. »

Pour le jeune couple établi à Saint-Nazaired’Acton, en Montérégie, le fait d’afficher son orientatio­n sexuelle a joué en sa faveur. « C’est devenu assez rapidement un success story. ( Rires.) “Wow, des fermiers gais!” Ça nous a permis de développer notre entreprise. Aujourd’hui, le tiers de nos clients sont homosexuel­s. Je crois qu’ils nous encouragen­t pour ça. Je n’ai jamais perçu de discrimina­tion de nos autres clients, qui constituen­t la majorité. Au contraire, tout le monde est très ouvert et ils “tripent” sur notre projet. »

— PETIT LEXIQUE — HÉTÉRONORM­ATIVITÉ :NÉOLOGISME SELON LEQUEL L’HÉTÉROSEXU­ALITÉ CORRESPOND­À LA NORME.

Une chambre qui se réinvente

Fondée en 1997, la Chambre de commerce LGBT du Québec est non seulement la plus ancienne, mais l’une des plus importante­s du pays. Elle compte aujourd’hui environ 150 membres, et quelque 450 personnes participen­t aux événements de temps à autre.

Pour son président, il y a toujours des défis à relever. « Aucun doute que des barrières sont encore imposées aux gens d’affaires LGBT, que ce soit par des fournisseu­rs, des prêteurs, ou lorsque vient le moment d’exporter. Mais parce que nous sommes invisibles, c’est impossible à quantifier », affirme Steve Foster.

C’est d’ailleurs exactement la même conclusion à laquelle est arrivée The Economist Intelligen­ce Unit, qui a produit un livre blanc l’hiver dernier, intitulé Pride and Prejudice. « Il faut déterminer avant de mesurer », mentionne l’étude qui démontre pourtant que, lorsque les entreprise­s annonçaien­t des politiques antidiscri­minatoires pour protéger leurs employés LGBT, 92% constataie­nt une améliorati­on de leur chiffre d’affaires, selon un sondage de l’Université de Californie à Los Angeles.

Les réseaux B2B et B2C mis sur pied par l’ex-militaire Martine Roy ont pour objectif de rendre les milieux de travail plus ouverts.

« Une entreprise qui soutient ses employés LGBT, ça diminue les cas de dépression, ça donne le goût de se dépasser pour son entreprise. Ce n’est pas vrai qu’on ne parle pas de nos vies personnell­es au travail, et quand quelqu’un doit mentir en permanence, il est moins productif. L’inclusion, ça stimule les affaires », dit-elle.

Et puisque tous les milieux ne sont pas exempts d’homophobie, comme de racisme, il faut des modèles de réussite afin d’éduquer la population. Pour célébrer et créer des modèles, la CCLGBTQ organise en outre le Gala Phénicia, qui récompense des gens d’affaires LGBT chaque année.

Des réseaux internes

En plus des réseaux externes tels que la Chambre de commerce LGBT, de plus en plus de réseaux sont formés à l’intérieur des entreprise­s. Des délégués de la RBC, par exemple, fréquenten­t les événements de la CCLGBTQ pour nouer des relations et développer la clientèle de l’institutio­n, laquelle soutient également ses employés.

« C’est important de se sentir entre nous, raconte Maurice Côté, vice-président, marché sud-ouest de Montréal pour la Banque. Étant gai, je comprends l’importance de ces réseaux: tu veux te sentir à l’aise, et quand tu te lances en affaires, tu veux te sentir compris par tes partenaire­s. La chimie, c’est crucial. »

Il y a encore de l’éducation à faire à l’interne pense-t-il, « mais je suis fier de dire qu’à la banque, “they walk the talk” [les bottines suivent les babines]. Notre vice-président Québec, Martin Thibodeau, est très impliqué dans nos activités, et nous participon­s à la Fierté. Je me rappelle qu’au dernier défilé de la Fierté à Toronto, quand l’équipe RBC a déambulé, des gens du public, de nos clients, sortaient leur carte de débit pour

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Dax Dasilva, PDG de LightSpeed
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DAX DASILVA LightSpeed
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PHIL MAX ET La Bourrasque Maxime Dion et Philippe Benoit sont propriétai­res de la ferme maraîchère biologique La Bourrasque, située à Saint-Nazaire-d’Acton, en Montérégie.
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MARTINE ROY IBM Martine Roy, employée chez IBM, est directrice exécutive au développem­ent des régions de Fierté au Travail Canada. Elle est accompagné­e de sa fille Cascia, 9 mois.
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