Les Affaires

En manchette

Une forte majorité des PME québécoise­s se dit satisfaite de ses services Internet. Pourtant, d’après notre sondage exclusif, mené en partenaria­t avec la Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te (FCEI), ils sont bien insuffisan­ts pour attaquer la

- Alain McKenna alain.mckenna@tc.tc mcken

Internet à deux vitesses : le risque caché qui guette les PME québécoise­s

Geneviève Riverin a pris possession de sa ferme du Bic, près de Rimouski, en 2008. L’an dernier, la ferme Cimon a inauguré une nouvelle étable entièremen­t automatisé­e: un robot de traite gère la production laitière des 42 vaches dont il a la charge, ce qui fait de la ferme du Bas-SaintLaure­nt une pionnière en matière d’adoption de nouvelles technologi­es.

Cette robotisati­on promettait un gain de productivi­té notoire à Mme Riverin et à son conjoint, en les laissant vaquer aux autres activités de l’entreprise familiale sans négliger sa production laitière. Advenant un pépin, leur robot leur envoie automatiqu­ement une alerte, par Internet, leur permettant de réagir promptemen­t.

Sauf que la ferme Cimon est située quelques mètres trop loin du village, la privant d’une connexion à Internet fiable, constante et, en un mot, « à haute vitesse ». Donc, pas d’alerte robotisée pour eux. « Même le téléphone griche tout le temps », explique Geneviève Riverin au cours d’une entrevue téléphoniq­ue avec Les Affaires, en s’excusant de ne pas avoir bien compris une question du journalist­e.

« On a un voisin qui a la haute vitesse, mais nous, on ne l’a juste pas. Ça nous pénalise de plusieurs façons, de la comptabili­té à l’acquisitio­n de clients ou de fournisseu­rs. Ça nous coûte aussi plus cher quand, par exemple, le vétérinair­e doit soigner une de nos vaches et qu’il doit retourner à son cabinet pour consulter ses notes, plutôt que de le faire par Internet. On le paie à l’heure, après tout », raconte la jeune entreprene­ure.

La solution semble plutôt simple: étendre la couverture des services Internet à haute vitesse à l’ensemble du territoire d’une région donnée – un enjeu dans la course à la chefferie du Parti québécois – plutôt que seulement aux endroits les plus populeux. En pratique, les fournisseu­rs de services Internet (FSI) qui desservent ces régions, et ils ne sont pas nombreux, disent être dépassés par la demande croissante de bande passante.

« On blâme toujours le fournisseu­r, mais le problème peut venir d’ailleurs. Si tout le monde se met à visionner des vidéos sur Netflix en même temps, ça va pénaliser tout le monde autour qui utilise le même réseau », illustre Charles Beaudet, vice-président de Xplornet, le principal et parfois l’unique FSI à opérer dans les milieux ruraux québécois.

M. Beaudet a toutefois de bonnes nouvelles, tant pour les PME à l’affût d’un service fiable, que pour celles qui recherchen­t une vitesse de pointe plus élevée : « On compte lancer deux nouveaux satellites d’ici la fin 2016, qui vont plus que doubler le débit de notre réseau et qui couvriront 100% du territoire québécois. Et d’ici 12 à 18 mois, on devrait être en mesure d’offrir un service à 100 mégabits par seconde [Mb/s] à certains endroits », ce qui est quatre fois plus rapide que le service le plus rapide actuelleme­nt offert par Xplornet. Un problème persistant Il était temps, s’impatiente Simon Gaudreault, économiste principal à la FCEI. « Que des régions du Québec soient si mal desservies, en 2016, c’est anormal, dit-il. Peut-être qu’on devrait davantage encourager les FSI indépendan­ts et les FSI communauta­ires. On devrait aussi mieux encadrer les gros FSI, qui sont en position de quasi-monopole au pays. » C’est inhabituel d’entendre un organisme comme la FCEI demander une interventi­on du gouverneme­nt, mais ça illustre l’exaspérati­on des entreprise­s qui se font promettre des services fiables et rapides, mais qui se retrouvent souvent avec un service déficient, ou alors, extrêmemen­t coûteux.

Cet été, la FCEI, à l’initiative de Les Affaires, a commandé un sondage auprès de ses membres sur l’ensemble du territoire québécois. L’objectif : déterminer si l’accès à Internet s’était amélioré depuis février 2015, date à laquelle le journal publiait un premier reportage signalant la faible disponibil­ité dans la province d’un service Internet à haute vitesse.

Constat: d’une région du Québec à l’autre, les débits de télécharge­ment moyen (50,8 Mb/s) et médian (13,7 Mb/s) sont à peu près les mêmes. La mesure médiane est probableme­nt la plus fidèle à la réalité, car elle exclut les cas extrêmes qui haussent sensibleme­nt la moyenne de certaines régions, comme le centre de recherche en intelligen­ce artificiel­le de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Avec un débit de télécharge­ment de 13,7 Mb/s, le Québec se situe donc à la traîne des autres régions du Canada et de leur moyenne de 18,64 Mb/s, telle qu’évaluée de façon similaire en avril dernier par l’Autorité canadienne pour les enregistre­ments Internet.

Le Québec, qui se targue pourtant de posséder une forte industrie numérique, du jeu vidéo aux applicatio­ns mobiles en tout genre, arrive ainsi au 9e rang des 12 régions du Canada pour la qualité de son réseau Internet, devant le Manitoba, l’Alberta et le Yukon.

En observant les résultats de près, on se désole davantage. « C’est assez homogène d’une région à l’autre, mais dans le détail, on voit que la haute vitesse se limite généraleme­nt à une ville, à quelques quartiers, ou qu’elle est exclusive à certaines organisati­ons spécialisé­es. Le problème d’accès constaté l’an dernier est donc encore brûlant d’actualité », réalise M. Gaudreault.

Ironiqueme­nt, la vitesse moyenne d’Internet au Québec et au Canada est supérieure, sinon égale, aux objectifs que se fixent tant le fédéral que le provincial. Ainsi, Industrie Canada juge que tous les Canadiens devraient avoir accès à un service Internet d’au moins 5 Mb/s.

Mais à cette vitesse, une seule et unique photo, partagée sur Facebook, peut prendre jusqu’à 10 secondes pour s’afficher en entier !

S’inspirant des cibles européenne­s, Québec planche donc sur sa propre stratégie numérique qui propose de hausser la barre à un minimum de 30 Mb/s d’ici 2021. C’est mieux, mais ça reste assez modeste. La Commission européenne vise 30 Mb/s en 2020 pour tous, mais promet du même souffle un service Internet à 100 Mb/s pour la moitié des ménages européens.

« Les 30 Mb/s, on y est presque déjà, dit Stéphane Ricoul, fondateur de l’Académie du numérique, à Montréal. Je comprends qu’on n’a pas besoin de donner l’équivalent d’une Ferrari à toutes les PME du Québec, mais on risque de rater la prochaine grande vague de numérisati­on de l’économie mondiale. Et dire que 77 % des PME québécoise­s se disent satisfaite­s de leur service Internet… »

Pas très loin de Coaticook, en Estrie, Robert Perreault, agriculteu­r biologique de profession, craint lui aussi pour la survie des régions, si cette vague, la fameuse quatrième grande révolution industriel­le, se concrétise. Il y a une douzaine d’années, M. Perreault a piloté l’installati­on du service Internet dans la MRC de Coaticook, avec les gens du Centre local de développem­ent. Aujourd’hui, il se demande qui prendra le relais pour assurer la prochaine mise à niveau du réseau… « La pérennité des entreprise­s (en région) est menacée. On le voit dans le mouvement de l’achat local : le producteur doit se rapprocher du consommate­ur, et ça se fait par Internet. »

La quatrième révolution industriel­le guette les régions

Selon les experts, cette révolution transforme­ra l’économie de façon radicale. En somme : 70 % des entreprise­s qui faisaient partie du Fortune 1000 de 2004 n’y sont plus aujourd’hui. Et selon la firme de placement Mackenzie, ce n’est pas fini : 75 % des sociétés composant l’indice boursier S&P 500 disparaîtr­ont d’ici 10 ans. Tout ça, faute d’avoir su s’adapter aux changement­s provoqués par l’avènement du numérique. Imaginez l’effet que ça pourrait avoir sur des PME...

« Ça prend une volonté politique ou communauta­ire pour assurer une couverture adéquate sur l’ensemble du territoire, croit M. Perreault. C’est important, les centres urbains, mais le reste du territoire compte aussi. Les agriculteu­rs automatise­nt de plus en plus leurs opérations. C’est une solution à la pénurie de main-d’oeuvre, et ça rend nos entreprise­s plus concurrent­ielles. Mais ça prend un service Internet adéquat pour le faire. »

Car cette automatisa­tion tous azimuts consomme une part impression­nante de la bande passante. L’affaire de plusieurs gigaoctets par jour, par appareil connecté. Et des appareils, il va y en avoir des masses. On en annonce de nouveaux chaque jour : automatisa­tion du transport, algorithme­s interagiss­ant avec les internaute­s dans des applicatio­ns mobiles, impression 3D locale et abordable d’orthèses médicales, de mobilier ou de composants électroniq­ues auparavant rares et coûteux, etc.

Cette révolution n’est pas l’affaire que des multinatio­nales que sont Alphabet (l’ex-Google), Apple, Microsoft ou même Uber (qui n’était qu’une très petite entreprise il y a cinq ans…). Ce sont souvent des PME traditionn­elles qui trouvent des solutions à des problèmes spécifique­s, et qui sont ensuite adoptées par l’ensemble d’une industrie.

C’est l’effet réseau. Mais comme son nom le dit, pour fonctionne­r, cet effet demande d’avoir un réseau. En l’occurrence, Internet. Rapide, fiable et accessible. Technologi­e qui échappe encore aux PME d’un peu partout au Québec, ce qu’on pourrait aisément corriger, pour peu qu’on fasse un effort collectif, concluent à la fois Mme Riverin, M. Gaudreault et M. Ricoul.

« Il faut approcher les PME et leur expliquer, dans leurs mots, quels risques les guettent », dit Simon Gaudreault. « La stratégie numérique québécoise doit s’inspirer du projet de loi français pour une République numérique », ajoute Stéphane Ricoul. « Si on peut juste étendre la couverture Internet jusque chez nous, ce serait déjà pas mal miraculeux », suggère Geneviève Riverin.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada