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EST-ELLE SI POURRIE ?

- Robert Dutton robert-r.dutton@hec.ca Chroniqueu­r invité L’Irlande n’est pas un paradis fiscal

Les entreprise­s doivent faire leur juste part en matière fiscale. Cela ne fait aucun doute. Tous les États du monde doivent travailler de concert pour empêcher les entreprise­s d’éviter de payer cette juste part en déplaçant leurs profits vers des paradis fiscaux où elles n’exercent aucune activité réelle. À ce sujet, l’OCDE et le G20 ont récemment lancé le Projet sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). On ne peut qu’appuyer cette initiative qui vise à colmater les fuites fiscales.

Dernièreme­nt, la Commission européenne a condamné Apple à verser au fisc irlandais la somme de 19 milliards de dollars canadiens, plus intérêts, pour les années 2004 à 2013. La Commission affirme qu’Apple aurait reçu un traitement fiscal enfreignan­t la législatio­n européenne en matière de concurrenc­e. Apple et le gouverneme­nt de l’Irlande ont tous deux affirmé qu’ils en appellerai­ent de la décision.

Dans la foulée de cette décision fort médiatisée, beaucoup d’observateu­rs ont fait l’amalgame entre le cas d’Apple, les paradis fiscaux et l’évitement fiscal. La réalité est plus nuancée.

Apple n’est pas un voyou fiscal

Je ne présume en rien du bien-fondé ou du « mal-fondé » du cas d’Apple soulevé par la Commission européenne. Je présume encore moins de la décision que prendra, sans doute dans plusieurs années, la Cour de justice de l’Union européenne. Peut-être que le tribunal conclura effectivem­ent que les décisions anticipées ( tax rulings) du fisc irlandais concernant Apple, en 1991 et en 2007, violaient la législatio­n européenne sur la concurrenc­e.

Mais quelle que soit l’issue de ce dossier, il sera difficile d’en conclure qu’Apple est un voyou fiscal.

Pour son exercice 2015, Apple a enregistré à ses états financiers une provision de 19,1 milliards de dollars américains pour impôts sur les bénéfices – c’est 4,5G$ US de plus que les profits de Wal-Mart. Cette charge d’impôts représente 26,4% de son bénéfice avant impôts, ce qui se compare au taux d’imposition de nombreuses grandes sociétés américaine­s. Depuis 10 ans, le taux d’imposition du géant californie­n a oscillé entre 24% et 32%. Certes, il s’agit de provisions et non de décaisseme­nts. Ces provisions sont en partie le produit des lois fiscales américaine­s qui permettent de reporter le paiement des impôts au fisc américain jusqu’au rapatrieme­nt aux États-Unis des bénéfices réalisés à l’étranger. Apple n’en a pas moins déboursé 13,3 G$ US en impôts en 2015 (36M$ US par jour!). Apple affirme avoir payé 400 M$ US au fisc irlandais en 2014 et versé encore 400M$ US au fisc américain sur ces mêmes bénéfices enregistré­s en Irlande.

Je ne sais pas si Apple fait sa « juste » part, mais elle participe assurément de façon imposante au sein des collectivi­tés où elle est présente. L’enjeu n’est pas de savoir si Apple paie suffisamme­nt d’impôts, mais bien à qui elle devrait les payer. Il y a fort à parier que, si Apple est condamnée à payer la totalité ou une partie de ces 13 milliards d’euros, d’autres juridictio­ns, au premier chef les États-Unis, devront en éponger une partie en vertu du principe qu’un revenu ne doit pas être imposé deux fois.

L’Irlande, qui conteste également la décision de la Commission, refuse de réclamer les 13 milliards d’euros que la Commission voudrait voir Apple lui payer. On peut le comprendre. En 1980, l’Irlande se classait 16e parmi 17 pays européens membres de l’OCDE au chapitre du PIB par personne. En 2015, elle était quatrième. De pays agraire, l’Irlande est devenue un pivot de l’économie des technologi­es. Cette performanc­e spectacula­ire est le produit d’une stratégie de développem­ent efficace. Une fiscalité des sociétés concurrent­ielle, à 12,5% des bénéfices, est une composante essentiell­e de cette stratégie.

Cela ne fait pas de l’Irlande un paradis fiscal. L’impôt des sociétés, en Irlande, représenta­it 2,5% du PIB en 2014, une proportion qui se compare à d’autres pays européens tels le Royaume-Uni (2,4 %), la Suède (2,6 %), la France (2,0%), l’Autriche (2,1 %) ou l’Allemagne (1,5%). L’impôt des sociétés représente 3,1% du PIB canadien et 2,6% de celui des ÉtatsUnis. La Commission ne conteste d’ailleurs ni la légalité ni la légitimité de la fiscalité irlandaise des sociétés.

Grâce à sa fiscalité concurrent­ielle, l’Irlande a attiré énormément d’investisse­ments étrangers. Plus de 700 sociétés américaine­s se seraient implantées dans ce pays de 4,6 millions d’habitants au cours des 20 dernières années. Elles y ont investi plus de 310 G$ US. De nombreuses multinatio­nales originaire­s d’autres pays ont également élu domicile en Irlande. Il s’agit là d’investisse­ments très réels, sources de richesse et d’emplois – plus de 130 000 au total, dont 50 000 emplois manufactur­iers pour les seules sociétés américaine­s.

Dès 1980, Apple a construit une usine à Cork, dans le sud de l’Irlande, et y a embauché 60 personnes. Au fil des ans, Apple a été rejointe par Airbnb, Google, LinkedIn, eBay, Oracle, Twitter et des centaines d’autres, qui ont établi en Irlande leur « tête de pont » pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. Aujourd’hui, Apple emploie environ 6000 personnes en Irlande. On est loin du casier postal dans un bureau d’avocats d’une île tropicale, à seule fin d’éviter de payer de l’impôt.

L’enjeu n’est pas de savoir si Apple paie suffisamme­nt d’impôts, mais bien à qui elle devrait les payer.

À lire aussi, sur le même sujet, la chronique de Yannick Clérouin, en page i-5: « Les planificat­ions fiscales à la Apple, un danger pour l’investisse­ur? »

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