Les Affaires

SIÉGES SOCAUX: UN GOÛT D'INACHEVÉ

Le « groupe d’initiative financière » devra se donner des règles d’engagement claires.

- ROBERT DUTTON

Ily a un peu moins d’un an, j’ai écrit dans cette chronique que le Québec devait avoir une politique cohérente quant au vaste sujet des « sièges sociaux ». Cette politique cohérente, écrivais-je, devait remplacer les « psychodram­es » qui nous sont coutumiers quand le contrôle d’un de nos fleurons est en jeu. Le 21 février dernier, le gouverneme­nt du Québec publiait un plan pour que l’économie québécoise soit davantage une économie de dirigeants – un énoncé de politique selon lequel on ne devrait pas s’intéresser seulement à la « protection » des sièges sociaux existants, mais aussi au développem­ent d’une économie où s’enracinera­ient des entreprise­s grandes ou en voie de le devenir.

Même les Britanniqu­es et les Néerlandai­s…

Cette préoccupat­ion est légitime. Il faut d’ailleurs se garder de croire qu’elle est l’apanage de Québécois coupables d’un attachemen­t désordonné à quelques symboles de réussite. J’en veux pour exemple l’émoi qu’a causé la récente tentative du géant américain Kraft Heinz, contrôlé par Warren Buffett et Jorge Paulo Lemann, de faire l’acquisitio­n de la britannico-néerlandai­se Unilever, notamment pour profiter d’une livre sterling au rabais.

Non seulement Unilever a catégoriqu­ement rejeté l’offre de Kraft Heinz à peine une heure après sa divulgatio­n, le 17 février dernier, mais la journée même, la première ministre britanniqu­e Theresa May et le premier ministre néerlandai­s Mark Rutte s’interrogea­ient publiqueme­nt sur l’opportunit­é d’une telle transactio­n pour les économies de leur pays respectif. Alors que M. Rutte entendait évaluer « le positif et le négatif » de l’offre pour les Pays-Bas, Mme May se disait préoccupée par ce qu’il adviendrai­t du siège social britanniqu­e de la compagnie binational­e, de son inscriptio­n à la Bourse de Londres, des emplois dans ses usines britanniqu­es, de ses activités de recherche et déve- loppement… Rien de dépaysant pour un observateu­r québécois.

Quoi qu’il en soit, Kraft Heinz a annoncé le retrait de son offre 48 heures après sa publicatio­n.

Un goût d’inachevé

Reconnaiss­ant la légitimité de cette préoccupat­ion, le rapport gouverneme­ntal nous laisse sur notre faim quant aux moyens à déployer. En fait, le gouverneme­nt refile l’essentiel de la patate chaude à un « groupe d’initiative financière ». Ce groupe, formé de représenta­nts des milieux financiers publics et privés du Québec (on pense à la CDPQ, à Investisse­ment Québec, aux Fonds d’investisse­ment fiscalisés, au mouvement Desjardins ou à la Banque Nationale), aurait pour premier mandat de « faire circuler […] les constats et les analyses pouvant avoir un impact sur la localisati­on des sièges sociaux […] ». Ainsi, le groupe de travail Séguin sur les sièges sociaux (2014) aura débouché sur un énoncé de politique qui recommande à son tour la création d’un … groupe d’initiative qui devra faire une analyse. On n’a pas vraiment l’impression d’avoir avancé depuis le rapport Séguin.

L’impact réel de ce groupe d’initiative, si jamais il a un impact, dépendra essentiell­ement des « règles d’engagement » qu’il choisira de se donner : quel genre de situation justifiera quel genre d’interventi­on en amont d’une offre éventuelle ? Quel genre d’écosystème voudra-t-on privilégie­r pour maximiser l’effet d’entraîneme­nt des sièges sociaux ? Je note au passage que, parmi les institutio­ns appelées à former ce groupe d’initiative, on trouve celles qui ont eu en main, collective­ment, suffisamme­nt d’actions pour bloquer la vente de RONA à Lowe’s en 2016, mais qui ont choisi de n’en rien faire. Quoi qu’il en soit, le groupe devra se donner des règles d’engagement claires et les faire connaître du marché, à défaut de quoi une OPA sur un autre fleuron québécois tournera encore une fois au psychodram­e.

Dans la réalité, la création de ce groupe d’initiative permettra au gouverneme­nt, lorsque le psychodram­e se déploiera devant nos yeux, de se cacher derrière « l’indépendan­ce » de ce groupe aux objectifs multiples et pas toujours compatible­s. Comme chaque gouverneme­nt, le moment venu, se cache derrière la proverbial­e indépendan­ce de la Caisse de dépôt.

Relire le rapport Séguin

Il est dommage que l’énoncé de politique du gouverneme­nt ait traité le rapport Séguin comme un menu à la carte. Il a certes retenu les mesures fiscales favorisant les dirigeants, soit celles qui ont trait à l’imposition des gains de capital au moment de la transmissi­on d’une entreprise privée et à l’imposition des options d’achat d’actions pour les dirigeants des sociétés cotées en Bourse. Ce choix a contribué à donner à l’énoncé de politique du gouverneme­nt l’apparence d’un « cadeau » aux riches, cadeau qui risque d’être inefficace, particuliè­rement en l’absence des autres mesures proposées par le rapport Séguin.

De fait, l’énoncé du gouverneme­nt a écarté toutes les suggestion­s du rapport qui auraient requis des amendement­s à la Loi sur les sociétés par actions. Ces modificati­ons auraient donné plus de poids aux actionnair­es de longue date ; elles auraient également permis aux sociétés de droit québécois d’inclure dans leurs statuts des dispositio­ns les aidant à se défendre plus efficaceme­nt en cas d’OPA non sollicitée­s.

Un retour en arrière vers le rapport Séguin serait un grand pas en avant.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada