Les Affaires

« L’anticipati­on stratégiqu­e décrit le marché d’après-demain »

- Erik Grab, 3

- Chronique

Personnali­té internatio­nale —

DIANE BÉRARD – Pourquoi Michelin a-t-il créé le poste de vp anticipati­on stratégiqu­e ? ERIK GRAB

– Le secteur de la mobilité est soumis à des mutations réglementa­ires, technologi­ques et sociétales qui se croisent et rendent complexe la capacité d’anticipati­on des marchés. Avant, il y avait moins de mutations simultanée­s et la demande était stable. Maintenant, les requêtes de mobilité évoluent rapidement. Par exemple, les jeunes veulent être mobiles sans posséder de voiture. Leur demande bouleverse le modèle d’affaires de Michelin. On ne vend plus nos pneus à des particulie­rs (B to C) puisqu’ils ne possèdent plus de véhicules. On les vend à des propriétai­res de flottes (B to B) qui, eux, louent des véhicules aux consommate­urs.

D.B. – Comment vos premières prévisions ont-elles été accueillie­s par la direction ? E.G.

– Avec beaucoup de scepticism­e ! Les ventes contredisa­ient ma démonstrat­ion. Michelin tire encore l’essentiel de ses revenus de la vente de pneus aux consommate­urs. L’anticipati­on stratégiqu­e ne traite même pas du marché de demain. Elle décrit le marché d’après-demain.

D.B. – L’anticipati­on stratégiqu­e n’est pas une boule de cristal. Sur quels outils repose-t-elle ? E.G.

– Il y en a trois. D’abord, on imagine un espace d’innovation futur. On prévoit les besoins d’après-demain et le jeu des acteurs (concurrent­s, distribute­urs, médias, etc.). Ceux qui existent déjà et ceux qui vont rejoindre

notre écosystème. Pour imaginer cet espace, on utilise trois matières premières : les signaux faibles (de petits indices qui ne sont pas encore passés à grande échelle), les grandes tendances et les événements de rupture, comme la 5G qui sera testée à Montréal dans le Quartier de l’innovation. Ensuite, on combine les trois avec un peu d’esprit d’anticipati­on et on crée des scénarios d’évolution. On ne peut pas prédire l’avenir, mais on peut balayer le champ des possibles. Je prône trois scénarios : un pessimiste, un optimiste et un plausible, utilisable par la direction générale. Enfin, pour le scénario retenu, on imagine les occasions qui se présentero­nt pour chacun des acteurs : ceux qui fabriquent des autos, ceux qui les louent, les fabricants de pneus, le gouverneme­nt, etc. Le but ultime de l’anticipati­on stratégiqu­e consiste à répondre à la demande future.

D.B. – Il y a cinq ans, Michelin créait le service d’anticipati­on stratégiqu­e. Il y a trois ans, elle a créé l’Open Lab. De quoi s’agit-il ? E.G.

– C’est un ensemble de communauté­s d’intérêt ponctuelle­s. Pour anticiper la demande des villes et des consommate­urs en matière de véhicules autonomes, par exemple, Michelin a besoin, entre autres, d’Ericsson et d’Orange. Eux connaissen­t les contrainte­s et le développem­ent de la technologi­e 5G. Ils peuvent nous dire si la 5G est mûre, si le progrès qu’on anticipe sera lent ou rapide. Si je ne travaille pas avec eux, une partie de l’espace d’innovation va m’échapper. Vous ne pouvez pas imaginer l’avenir des véhicules autonomes sans tenir compte du fait qu’ils devront communique­r entre eux. Chaque communauté d’intérêt de l’Open Lab s’entend sur des scé- narios d’anticipati­on et détecte des domaines d’occasions à partir de ceux-ci.

D.B. – Comment Michelin s’y est-il pris pour lancer cet Open Lab ? E.G.

– Michelin a la chance de bénéficier d’un écosystème d’entreprise­s depuis 1998 grâce au Challenge Bibendum. Cet événement, une rencontre entre acteurs du monde automobile, est devenu Movin’On, qui aura du 13 au 15 juin à Montréal. J’ai proposé aux entreprise­s de cet écosystème de se réunir au-delà du Challenge Bibendum pour travailler en permanence aux sujets de mobilité d’après-demain.

D.B. – Qu’est-ce qui attire les participan­ts vers l’Open Lab ? E.G.

– L’Open Lab, c’est bien plus une affaire de gens que d’entreprise­s. Toutes les entreprise­s abritent des individus qui veulent changer le monde. On se joint à l’Open Lab parce qu’on ne se contente pas de travailler pour soi ou pour son organisati­on. On désire mettre son expertise au service de problèmes sociétaux. On habite tous des villes où les gens handicapés n’ont pas accès à certains moyens de transport, où la pollution est devenue intolérabl­e, où les gaz à effet de serre affectent le climat, etc. Les participan­ts à l’Open Lab se disent : « Nous sommes capables de trouver une partie de la solution. » L’Open Lab nous ramène à la mission première d’une entreprise, qui n’est pas de produire des véhicules plus rapides, mais d’être au service de la société et des gens.

D.B. – Une communauté d’intérêt peut-elle accueillir des concurrent­s ? E.G.

– Pour pouvoir démarrer une communauté, il faut être membre de l’Open Lab, c’est-à-dire payer une cotisation annuelle. Toutefois, on peut être membre d’un groupe de l’Open Lab sans être membre de ce dernier. Un leader peut inviter qui il souhaite dans son groupe, même ses concurrent­s. Ce peut être un avantage. Un groupe qui comporte des concurrent­s peut bénéficier de fonds publics. Le gouverneme­nt dira : « Vous vous êtes organisés en filière. Vous vous êtes entendus sur un scénario. Nous allons vous soutenir. Nous savons que ça a une plus forte probabilit­é d’arriver, car vous tirerez dans le même sens. »

D.B. – L’Open Lab a-t-il une structure permanente ? E.G

– Les membres de mon équipe d’anticipati­on stratégiqu­e aident les groupes à produire un maximum de valeur ajoutée en un minimum de temps. Ils répondent aussi aux demandes atypiques. Si une communauté repère un congrès qu’elle croit pertinent, mon équipe s’occupe de la logistique. L’an prochain, nous visiterons le CES [Consumer Electronic­s Show] à Las Vegas. Chaque communauté a son animateur, qui est un employé de Michelin ou un étudiant. Et puis, des experts [ community advocates], choisis dans les entreprise­s membres de la communauté, apportent du contenu. Une communauté dure de six à neuf mois. Les participan­ts doivent tous atteindre des objectifs annuels chez leur employeur. C’est pourquoi ces groupes ne doivent pas durer plus de quelques mois.

D.B. – Qu’est-ce qui détermine la fin d’une communauté de l’Open Lab ? E.G.

– On ferme la communauté lorsque la production d’informatio­n nouvelle se stabilise. À ce moment-là, on prend un sujet qu’on avait mis au frigo et on démarre une autre communauté avec de nouveaux membres.

D.B. – Quelles sont les conditions de succès d’un Open Lab comme le vôtre ? E.G.

– D’abord, il faut bénéficier d’un historique de communauté. Ensuite, celui qui démarre le projet doit être un tiers de confiance. Michelin travaille avec tout le monde. Si Toyota lance un Open Lab, Honda ne viendra pas. Et puis, il faut s’ouvrir aux autorités publiques. Le privé a le réflexe de développer ses innovation­s seul. Les autorités publiques peuvent nous pointer les événements de rupture réglementa­ires qui pourraient accélérer ou ralentir le déploiemen­t d’une innovation.

D.B. – Trouve-t-on des entreprise­s québécoise­s dans l’Open Lab ? E.G.

– Certaines ont manifesté leur intérêt. Plus important encore, des discussion­s sont en cours pour créer une version nord-américaine. la

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