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Chronique d’une fusion : la Fondation des maladies mentales et Québec Jeunes

L’avis de l’expert

- Philanthro­pie Diane Bérard diane.berard@tc.tc

L’avenir de la philanthro­pie passe-t-il par les fusions ? Les pressions des donateurs et le resserreme­nt du financemen­t gouverneme­ntal déclencher­ont-ils une vague de consolidat­ion ? Et, surtout, peut-on traiter la fusion de deux OBNL comme celle de deux entreprise­s ? Voici les leçons du regroupeme­nt de la Fondation des maladies mentales et de Québec Jeunes, qui forment désormais Jeunes en Tête. Le nouvel organisme intervient auprès des jeunes de 11 à 18 ans en détresse ou en voie de l’être. Créer cette fondation a nécessité 24 mois de travail, soit 6 mois de discussion entre les deux organismes et 18 mois de fonctionne­ment parallèle et d’intégratio­n progressiv­e.

« Nous y sommes arrivés sans perturber nos activités régulières et en respectant notre cible annuelle de revenus de 3 millions de dollars, raconte avec fierté Isabelle Limoges, recrutée en novembre 2015 pour piloter le nouvel organisme pendant sa transition. Pour moi, c’est la première victoire associée à cette fusion. » Une victoire qui ne doit toutefois pas occulter les défis rencontrés. « Ça n’a pas été facile, ce n’est pas facile et ce ne le sera pas pour un certain temps », reconnaît André Morrissett­e, président du CA du cabinet BCF, ex-vice-président de la Fondation Québec Jeunes et administra­teur de Jeunes en Tête. Il faut mettre son ego de côté et accepter un rôle de second plan. Se souvenir de ceux pour qui on travaille, soit les jeunes. » Il poursuit : « Comme avocat, je travaille à de nombreux dossiers de fusion. On ne peut pas traiter le regroupeme­nt de deux organismes philanthro­piques comme une fusion de deux entreprise­s. Nous ne sommes pas en mode d’acquisitio­n agressif. » Toutefois, et c’est là que ça se complique, il faut y appliquer la même rigueur.

Pourquoi deux fondations en bonne santé financière et à la réputation établie ont-elles ressenti le besoin de se fusionner ? « Pour augmenter notre impact, répond Éric Bujold, président de Jeunes en Tête. Ajouter chacun de notre côté une activité de collecte de fonds nous aurait apporté une croissance de 1 ou 2 %. Ça donne quoi ? Les besoins des jeunes sont trop importants pour nous contenter de ce rythme. »

Et puis, les grands donateurs en réclament de plus en plus pour leur argent. « Ils deviennent très sophistiqu­és, explique Donald Bastien, membre fondateur de la Fondation des maladies mentales qui siège aujourd’hui au CA de Jeunes en Tête. Ils désirent voir de façon concrète les retombées de leurs dons et ils iront naturellem­ent vers les organismes qui ont une plus grande portée. »

Isabelle Limoges associe la portée à « un regard et des solutions intégrés à un problème social ». Quant à la bonne santé financière des deux organismes, c’est ce qui a contribué au succès de la fusion. « Nous n’étions pas forcés ni pressés par le temps, souligne Éric Bujold. Les fondations reposent en grande partie sur le travail des bénévoles ; il faut respecter leur rythme et leur horaire. Je doute fort du succès d’une fusion entre deux fondations qui éprouvent des difficulté­s financière­s. C’est une mauvaise raison de se fusionner. »

Le deux organismes n’ont pas entamé cette fusion en mode survie. Et ils avaient des missions complément­aires. Le programme phare de Québec Jeunes se nommait Solidaires pour la vie. Ce détecteur de fumée pour la détresse des jeunes est offert dans plus de

300 écoles québécoise­s. Il permet chaque année à 50 000 jeunes de distinguer le blues temporaire du mal de vivre qui s’incruste. Mais après ? C’est là que la Fondation des maladies mentales vient en renfort. Créée au départ pour rejoindre tous les groupes d’âge, elle a pris le virage jeunesse il y a quelques années.

« Le secteur privé a manifesté un intérêt pour la santé mentale en milieu de travail, explique Donald Bastien. Or, les fondations ne sont pas là pour concurrenc­er le secteur privé. Nous devons opter pour des champs d’interventi­on complément­aires. La Fondation des maladies mentales a donc concentré son action sur les jeunes. » La FFM s’est donné la mission de financer de 30 à 50 organismes communauta­ires intervenan­t auprès des jeunes. Depuis la fusion, l’argent des donateurs de Jeunes en Tête sert donc à la fois à la sensibilis­ation, grâce à Solidaires pour la santé mentale (le nouveau nom du programme Solidaires pour la vie) et au soutien des organismes communauta­ires subvention­nés. « Nous portons un regard élargi sur la santé mentale des jeunes, explique Isabelle Limoges. Le mal de vivre peut mener au décrochage, à la cyberdépen­dance ou à une perte d’estime de soi. Notre fusion évite de laisser des angles morts. »

Pousser sans brusquer : c’est ainsi qu’Éric Bujold décrit le processus d’intégratio­n des deux organismes. La première activité commune s’est déroulée en janvier 2016, deux mois après le recrutemen­t de la directrice générale. « Nous avons d’abord fonctionné avec les deux logos », explique Isabelle Limoges, qui combine des expérience­s en coopératio­n internatio­nale et en développem­ent économique. La DG de Jeunes en Tête incarne d’ailleurs une tendance lourde dans le secteur de la philanthro­pie et le secteur communauta­ire, la profession­nalisation des ressources humaines.

Jeunes en Tête a fonctionné avec deux logos, deux CA et une coprésiden­ce pendant 18 mois. Et on a sélectionn­é des administra­teurs de part et d’autre pour former un comité exécutif transitoir­e qui a été dissous le 31 décembre 2016. « Je recommande cette période de coprésiden­ce, dit Donald Bastien. Cela facilite la compréhens­ion des cultures respective­s. Si chacun des CA a eu du succès de son côté, il m’apparaît logique de tirer profit de ces expertises avant d’atteindre l’étape d’un seul CA. »

Peu importe les défis ponctuels des fondations, les défis des bénéficiai­res, eux, demeurent les mêmes. Ainsi, pendant la fusion, les services de la Fondation de maladies mentales et de Québec Jeunes devaient être maintenus. « Il a fallu établir un rythme d’intégratio­n réaliste, explique Isabelle Limoges. Nous avons cartograph­ié toutes les activités annuelles régulières et établi un calendrier qui permettait de faire rouler la machine tout en déployant l’intégratio­n. » Ainsi, il a été décidé d’attendre au huitième mois pour intégrer l’infonuagiq­ue. Par contre, le budget et l’organigram­me du nouvel organisme ont été établis dès le deuxième mois. On a ensuite intégré des activités telles que la création du nouveau site web et le choix du nouveau nom parmi les activités du quotidien.

Si la fusion de deux fondations ne peut être traitée en tout point comme une fusion de deux entreprise­s, une ressemblan­ce demeure : le défi d’intégrer deux cultures. « Nous avons créé plusieurs occasions d’échanges pour les employés, comme les assemblées de cuisine, les rencontres sans agenda précis où l’on ne prend pas de notes et les réunions de remue-méninges Partager et innover », souligne Isabelle Limoges.

Le marché accueille positiveme­nt l’idée de cette fusion. Il faudra, à moyen terme, développer des mesures d’impact montrant que cette idée a porté ses fruits. Suivant la tendance, de plus en plus d’organismes communauta­ires et de fondations s’associent à des chaires de recherche universita­ires pour recueillir des données probantes sur la pertinence de leurs interventi­ons. Jeunes en Tête n’écarte pas cette idée.

En attendant, la nouvelle fondation poursuit son travail d’intégratio­n des cultures et des systèmes. Et elle mise sur la motivation derrière ce regroupeme­nt pour croire en son succès. « Nous avons amorcé le processus en pensant à l’impact sur notre mission. En quoi nous regrouper allait nous permettre de mieux la remplir ? C’est la seule raison qui devrait motiver une fusion dans notre secteur », estime Mme Limoges.

Jeunes en Tête table aussi sur l’expertise de ses administra­teurs. « Ils ont tous un profil senior. Certains administra­teurs occupent des postes d’influence, d’autres jouissent d’un excellent réseau, d’autres encore ont du temps à offrir. Tout cela forme un excellent équilibre et lance au marché un message fort qui témoigne du sérieux de notre démarche. Je ne recommande pas cette aventure si l’équipe interne ne bénéficie pas de l’appui d’administra­teurs forts, disponible­s, motivés, patients, capables d’abnégation et d’un regard neuf. »

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