Les Affaires

« Se demander ce que le fondateur ferait à notre place ne doit pas nous empêcher de décider »

- Éric Ducourneau, DG des Laboratoir­es Pierre Fabre

- Chronique Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | C @@ diane_berard

DIANE BÉRARD – Quels sont les trois domaines d’expertise des Laboratoir­es Pierre Fabre ? ÉRIC DUCOURNAU

– Les médicament de prescripti­on, les médicament sans prescripti­on (OTC) et la dermocosmé­tique. Cette dernière représente 60 % de notre chiffre d’affaires. On y trouve 10 marques, dont Avène, la marque de dermocosmé­tique la plus vendue du monde.

D.B. – En décembre 2014, votre entreprise a annoncé un plan de réduction de ses effectifs de 600 personnes. Au final, vous n’avez éliminé que 150 postes. Pourquoi ? É.D.

– Nous avons sauvé 450 emplois en proposant de nouvelles positions dans la dermocosmé­tique, une division en forte croissance. Au cours des quatre dernières années, nous avons recruté 2 400 personnes. De ce nombre, 300 étaient des employés que nous aurions autrement licenciés.

D.B. – Quels efforts ont été nécessaire­s pour redéployer des employés de la division pharmaceut­ique vers la dermocosmé­tique ? É.D.

– Nous avons mis en place une cellule composée de gens externes à l’entreprise. Ces coachs ont évalué les compétence­s, les champs d’intérêt et la capacité à se réinventer de chacun des 600employé­s occupant les métiers visés par le plan social. Certains déplacemen­ts ont été naturels ; des chercheurs en médicament­s sont devenus chercheurs en cosmétique­s, par exemple. Mais nous avons aussi assisté à des conversion­s étonnantes : certains chercheurs ont choisi de changer de métier pour aller en marketing, par exemple.

D.B. – Les Laboratoir­es Pierre Fabre appartienn­ent à une fondation. Pourquoi ? É.D.

– À son décès, notre fondateur et unique actionnair­e a légué l’entreprise à une fondation d’utilité publique qu’il avait créée en 1998, afin d’éviter que ses héritiers paient 60 % de droits de succession, comme le veut la loi française. Il a assorti sa donation de conditions, dont celle de produire et d’effectuer la R-D majoritair­ement en France. Nous avons été créés en province, où nous représento­ns la majorité des emplois. Aujourd’hui, la fondation détient 86 % du capital, les salariés, un peu moins de 8 %, et le reste est composé d’actions de contrôle détenues par Pierre Fabre S.A. pour alimenter le flux accessible aux salariés.

D.B. – Comment succède-t-on à un leader charismati­que comme Pierre Fabre ? É.D.

– On réalise que les choses ne se bâtissent plus par une seule personne. Elles se construise­nt grâce à des communauté­s. Avant, les entreprise­s prétendaie­nt maîtriser leurs communicat­ions. Aujourd’hui, on constate que c’est impossible. Pierre Fabre était un leader charismati­que, certes, mais il avait bâti sa relève. Il aimait les gens et il avait le don de déceler les talents et de les faire croître. La jeune femme qui dirige Avène, Nuria Perez-Cullell, a été une très proche collaborat­rice de M. Fabre, tout comme la directrice du Canada. Lorsque vous possédez une entreprise, il faut beaucoup de force pour organiser sa transmissi­on de votre vivant. Il faut être si fort que très peu d’entreprene­urs le font.

D.B. – Vous demandez-vous souvent si Pierre Fabre approuvera­it vos décisions ? É.D. –

Cette question a été très lourde et elle est toujours omniprésen­te. M. Fabre est décédé un samedi et les ennuis ont débuté le lundi ! Il fallait choisir les couleurs du nouveau meuble d’Avène. On est allés dans la pièce d’à côté avec la DG et on s’est dit : « Voilà, ça commence ! C’est à nous de donner l’avis maintenant. »

D.B. – Comment composez-vous avec cette responsabi­lité ? É.D.

– Je me suis constitué une communauté externe avec laquelle je peux avoir des échanges libres.

D.B. – Combien a-t-il fallu de temps pour vous affranchir du passé et faire évoluer l’entreprise dans de nouvelles directions ? É.D.

– Très peu. Le contexte change si rapidement que nous devons nous adapter. Je me demande encore ce que M. Fabre aurait fait, mais cela ne doit pas m’empêcher de faire des choix. Et puis, j’ai un truc infaillibl­e pour décider : je vais sur le terrain. Le marché parle, il nous dit ce qu’il faut faire.

D.B. – Depuis cinq ans, vous connaissez une expansion accélérée à l’internatio­nal. Comment choisissez-vous vos pays ? É.D.

– Le Chili, nous l’avons choisi en raison du nombre limité de concurrent­s et de la qualité du circuit de distributi­on [les pharmacies] pour la dermocosmé­tique. Parfois, ce sont les habitudes de consommati­on de la clientèle qui nous attirent. En Corée du Sud, un marché très jeune qui croît de 20 à 30 % par année, les femmes utilisent jusqu’à 14 produits cosmétique­s par jour ! Dans le cas des pays du Nord, Danemark, Norvège et Suède, c’est la réglementa­tion qui nous plaît. Les consommate­urs sont exigeants. Le choix et la qualité des ingrédient­s contenus dans les cosmétique­s sont très encadrés. Cela a poussé de nombreuses marques à quitter ces marchés. Nous, ça nous convient. Nous n’en devenons que meilleurs. En Afrique du Sud, nous assistons au développem­ent de la classe moyenne, qui commence à s’intéresser à sa peau et à ses cheveux. C’est exactement notre positionne­ment. Nous ne sommes ni dans le luxe ni dans le produit de masse.

D.B. – Il n’y a qu’une porte d’entrée pour faire accepter vos produits dans un nouveau marché. Laquelle ? É.D.

– Nous devons nous faire accepter par le corps médical. Sans son approbatio­n, il sera impossible de nous faire accepter par les consommate­urs. Nous n’axons pas nos produits sur la publicité. Vous ne verrez pas nos marques dans les médias. Ce qui nous intéresse, c’est que le profession­nel de la santé, médecin [dermatolog­ue, pédiatre, généralist­e] ou pharmacien, soit convaincu que nos produits peuvent répondre à un besoin de son patient ou de son client. En pharmacie, nous voulons être placés près du comptoir du pharmacien. Si nous ne bénéficion­s pas de l’accueil de profession­nels de la santé dans un marché, nous n’y allons pas.

D.B. – Vous faites très peu de publicité traditionn­elle. Utilisez-vous les réseaux sociaux ? É.D.

– Oui, mais à notre manière. Nous respectons notre approche scientifiq­ue. Nous apportons de l’informatio­n aux profession­nels de la santé et aux consommate­urs. Nous n’y allons pas de façon agressive. Nous ne faisons pas de « bruit » sur les réseaux sociaux.

D.B. – Votre fondateur se souciait des finances de son personnel. Parlez-nous du plan d’épargne qu’il lui a proposé. É.D.

– Pierre Fabre souhaitait qu’au terme de 10ans d’emploi, un ouvrier ait une année d’épargne accumulée grâce aux actions qu’il détiendrai­t. En France, depuis le général de Gaulle, toutes les entreprise­s ont un programme obligatoir­e d’intéressem­ent et de participat­ion. L’employé peut prendre cet argent tout de suite ou le placer dans un plan d’épargne pour sa retraite. Chez Pierre Fabre, nous avons ajouté une option : nous donnons à chaque employé le droit d’utiliser le fruit du programme d’intéressem­ent et de participat­ion pour acheter des actions de l’entreprise.

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Le pharmacien français Pierre Fabre a inventé la dermocosmé­tique. Il est décédé en 2013. Son successeur, Éric Ducournau, raconte comment on prend le relais d’un leader charismati­que à la tête d’une entreprise de 13 000 employés. Je l’ai rencontré lors de son passage à Montréal, alors qu’il faisait la tournée de ses distribute­urs.

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