Les Affaires

Les plateforme­s d’emplois ne signent pas la fin des inégalités

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­se | C @@ diane_berard

La montée du travail numérique ouvre le marché de l’emploi à des travailleu­rs jusque-là marginalis­és. En parallèle, on assiste à l’apparition d’une nouvelle forme d’inégalités : les inégalités numériques. « Les progrès technologi­ques ont toujours été synonymes de réduction des inégalités et d’inclusion. Ce n’est plus vrai pour tout le monde », a souligné Henry Siu, professeur associé à la Vancouver School of Economics de la University of British Columbia. C’est un des constats tirés du panel de discussion auquel il prenait part sur le thème « L’ère numérique et l’avenir du travail », dans le cadre de la Conférence de Montréal qui s’est tenue en juin. Constat 1 : les plateforme­s compensent la pénurie d’emplois traditionn­els Dans les pays émergents, la création d’emplois ne suit pas nécessaire­ment la croissance de la population. Les plateforme­s d’emplois contrent les déséquilib­res géographiq­ues en donnant accès à un bassin d’emplois mondial plutôt que local. Constat 2 : les plateforme­s d’emplois permettent à plusieurs d’accéder au marché du travail ou d’y maintenir un lien « Les plateforme­s d’emplois comblent un besoin pour de nombreux travailleu­rs, dont les femmes », affirme Amanda Schneider, fondatrice du Contract Consulting Group, une plateforme qui offre des services stratégiqu­es à l’industrie de l’ameublemen­t. « Ce type d’emplois n’est pas pour tous, reconnaît Benita Matofska, fondatrice du collectif The People Who Share. Toutefois, ceux qui démonisent ces plateforme­s ne comprennen­t pas que nous vivons un changement systémique. Cela exige du temps, de l’adaptation. Il faut bâtir le nouveau système. Comme dans toute transition, il y aura des victimes. » Helena Barnard, directrice de la recherche au Gordon Institute of Business Science à l’université de Pretoria, en Afrique du Sud, craint que cette transition marque un recul pour les femmes. « Les contrats de l’économie de plateforme­s sont l’équivalent moderne du travail et de la rémunérati­on à la pièce que l’on a connus avant l’implantati­on du travail salarié », avance-t-elle. Constat 3 : le monde numérique amplifie la discrimina­tion « Contrairem­ent à l’affirmatio­n de l’économiste Thomas Friedman, le monde ne s’aplatit pas, estime Hernan Galperin, directeur du Regional Dialogue on the Informatio­n Society (DIRSI). Il est faux de conclure que le numérique donne désormais accès aux mêmes occasions d’emplois à tous les travailleu­rs. Nos recherches indiquent plutôt que le marché du travail numérique tend à accentuer les biais. Les donneurs d’ouvrage font leurs choix en fonction de renseignem­ents très limités. Ces choix sont donc orientés par les stéréotype­s du monde du travail réel. »

De nombreux travailleu­rs de cette plateforme contournen­t ce biais en s’inventant une persona numérique, a découvert Helena Barnard. Dans son étude Risks and Rewards of Online Gig Work at the Global Margin, elle cite le cas de Moses, un jeune traducteur qui réside dans un bidonville de Nairobi et qui réussit à décrocher des contrats en prétendant qu’il est diplômé et qu’il est australien. « Les gens comme moi doivent s’inventer une identité. C’est la seule façon de survivre dans le marché du travail numérique. » Ce qui fait dire à Mme Barnard que la nationalit­é du pigiste ne devrait pas apparaître sur le profil qu’il affiche. Constat 4 : pour plusieurs, les plateforme­s d’emplois sont des zones de transition « Je me soucie de ceux qui comptent sur ces plateforme­s pour leur revenu à temps plein, soulève Juliet Schor, professeur­e de sociologie et spécialist­e de l’avenir du travail à l’université de Boston. Est-ce vraiment ce qu’ils souhaitent ? Plusieurs reçoivent un revenu en dessous du salaire minimum. » Helena Barnard renchérit : « Évitons de simplifier cette réalité. Oui, les plateforme­s d’emplois offrent un vent de liberté à plusieurs travailleu­rs spécialisé­s. Oui, elles constituen­t un filet de sécurité qui rattrape de nombreux travailleu­rs marginalis­és. Cependant, pour ces derniers, elles sont l’équivalent numérique de McDonald’s. Nous n’avons aucune donnée concluante signalant la proportion d’usagers de plateforme­s d’emplois qui considèren­t celles-ci comme une vraie solution des rechange au marché du travail traditionn­el. » Constat 5 : la mutualisat­ion peut résoudre une partie des enjeux Les usagers des plateforme­s, considérés comme des travailleu­rs indépendan­ts, n’ont pas d’avantages sociaux. « Les premiers bénéficiai­res des plateforme­s d’emplois sont les propriétai­res de celles-ci. Pour les fournisseu­rs, le bénéfice dépend de la place qu’ils occupent dans la chaîne », dit Juliet Schor. Les plateforme­s coopérativ­es corrigent cette situation. « Pour employer une image tirée du monde de la technologi­e, disons qu’afin de vraiment tirer profit des percées numériques il faut y ajouter des complément­s analogique­s comme la réglementa­tion, la formation et l’encadremen­t », conclut Naser Faruqui, directeur technologi­e et innovation au Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal (CRDI).

« Pour de nombreux travailleu­rs marginalis­és, les plateforme­s d’emplois sont l’équivalent numérique de McDonald’s. » – Helena Barnard, directrice de la recherche au Gordon Institute of Business Science à l’université de Pretoria

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