Les Affaires

La belle passation de Tristan, de Gilles à Lili Fortin

- Chronique

l faisait enfin beau et chaud, début juillet à Montréal, mais ça ne faisait pas l’affaire de tout le monde. En tout cas, pas de ceux qui se trouvaient en pleine séance photo cet après-midi-là sous un soleil de plomb.

Une équipe d’une quinzaine de personnes s’affairait alors à saisir les images qui vont servir à la campagne d’automne de Tristan, la chaîne québécoise de vêtements pour hommes et femmes. Évidemment, porter des tissus plus enveloppan­ts alors qu’il fait 30 degrés devient exigeant pour les mannequins, ainsi que pour les maquilleus­es chargées de leur donner un air fais et décontract­é… Mais que ne ferait-on pas pour mettre en valeur les collection­s ?

C’est ce que devait se dire Lili Fortin, observant en retrait la séance, qui pensait sans doute à tout ce qui l’attend dans les semaines qui viennent. Le 1er août, elle prendra officielle­ment la relève de son père, Gilles, qui tient les rênes de Tristan depuis 1973, année où il avait racheté l’unique boutique de ce nom. Au fil des décennies, il a piloté le déploiemen­t de l’enseigne qui compte aujourd’hui 42 magasins, au Québec, en Ontario et en Alberta, plus deux outlets.

Lui aussi regardait les gens travailler pour le tournage, mais discrèteme­nt, comme pour ne plus s’imposer, lui, un véritable personnage dans le milieu du commerce de détail au Québec. Sa fille a 36 ans. Il en a 66. « Je ne voulais pas avoir l’air fou, du genre de celui qui s’accroche », explique-t-il. Même s’il souhaite demeurer engagé dans l’entreprise, « si elle veut bien me consulter... » ajoute-t-il en lui lançant un clin d’oeil.

Elle lui fera sûrement signe, même si ses galons chez Tristan, elle les a gagnés, gravissant petit à petit tous les échelons, dans l’entrepôt puis en magasin, durant ses études qui l’ont menée à un baccalauré­at en commerce à Concordia, puis jusqu’à l’INSEAD à Paris et à Singapour... Elle a même travaillé quelques mois dans le milieu du textile en Asie, avant de revenir au bercail en 2011 pour veiller au développem­ent des affaires chez Tristan et en devenir la directrice générale, poste qu’elle occupe pour encore quelques semaines.

Une relève bien préparée, pensez-vous ? Tant mieux, étant donné les défis que doit aujourd’hui relever le milieu du commerce de détail, toutes catégories confondues. Et on ne sait pas quand ni comment la tempête va s’apaiser.

Les géants d’hier tombent les uns après les autres. D’autres s’imposent tel un rouleau compresseu­r. « J’ai peine à comprendre le modèle d’Amazon, dit Gilles Fortin. C’est une drôle de business qui ne fait à peu près pas de profits, mais qui vaut une fortune en Bourse. » Vrai, le titre oscille autour de 1 000 dollars à New York, l’entreprise engrange d’énormes revenus, mais les bénéfices sont relativeme­nt minces : à son quatrième trimestre, terminé en février dernier, ils étaient de 749 millions de dollars sur un chiffre d’affaires de 43,74 milliards, soit à peine 1,7 % !

Son aventure américaine à lui s’est terminée quand il a dû abandonner en 2001, la mort dans l’âme, son magasin phare de SoHo, à New York. « C’est une des décisions d’affaires qui m’a affecté le plus sur le plan émotionnel, confiet-il. J’en avais rêvé toute ma vie. » Mais on lui offrait le pactole pour son bail... Six mois plus tard survenait la tragédie du 11 septembre, et une récession a suivi. Ouf !

Avec le commerce en ligne arrive un nouveau péril qui ébranle toute l’industrie et qui oblige les entreprise­s à se démarquer. Pourtant, Lili Fortin ne se laisse pas impression­ner. « Nous visons à devenir la destinatio­n mode pour les jeunes profession­nels, dit-elle. Il nous faut raffermir la marque pour qu’elle procure un statut, une émotion qui nous distingue des autres. »

Elle est décidée, son plan de match est manifestem­ent tracé, et elle y réfléchit depuis longtemps. Les projets sont nombreux. Elle est prête, mais elle insiste : la transition se fera tout en douceur.

À certains égards, elle apparaît plus cartésienn­e que son père, entreprene­ur fougueux et artiste dans l’âme, pianiste de talent qui s’est dévoué sans compter au profit, par exemple, de la Société des enfants handicapés du Québec lors de spectacles-bénéfices. Et de bien d’autres. Sa fille, formée dans les plus grandes écoles de commerce, est de la nouvelle génération, bien outillée pour aborder les enjeux du 21e siècle. Elle a quand même conscience de l’ampleur du défi. Même si Tristan a éliminé bien des intermédia­ires pour réduire les coûts d’exploitati­on, Lili Fortin doit, selon ses propres mots, composer avec une structure plutôt lourde puisque l’entreprise est intégrée verticalem­ent : « Le marché est plutôt limité au Québec. Il va falloir rejoindre encore plus de clients en ligne en misant sur l’image et le marketing, en devenant toujours plus agile. »

Ce à quoi son père, pince-sans-rire et sans doute un peu nostalgiqu­e, ajoute : « Mais Tristan ne sera plus à Gilles... »

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