Les Affaires

L' ÉRE DE L' ACTIVISME

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | C @@ diane_berard

Investisse­urs activistes. Employés activistes. Patrons activistes. Consommate­urs activistes. Le citoyen se manifeste de plus en plus dans l’espace public et s’amène au travail. « La politique a pénétré la culture populaire », constate Tony Calandro, directeur de la pratique d’impact pour la firme de recherche américaine Povaddo.

Le 25 septembre, Louis Audet, président et chef de la direction de Cogeco, a rappelé aux gens d’affaires que leur responsabi­lité sociale ne se limite pas au bon roulement de leur entreprise : ils doivent aussi s’exprimer sur les grands enjeux de société. C’est déjà le cas de certains grands patrons québécois. Alexandre Taillefer, associé principal chez XPND Capital, s’est prononcé pour un salaire minimum à 15 $. Mitch Garber, PDG de Caesars Acquisitio­n, prône le multicultu­ralisme et milite pour une meilleure connaissan­ce des anglophone­s de la culture francophon­e et vice versa. Sophie Brochu, PDG de Gaz Métro, a plaidé pour « un capitalism­e renouvelé reposant sur le profit raisonnabl­e » devant le Cercle canadien.

Et ce mouvement ne se passe pas qu’au Québec. En France, Michel-Édouard Leclerc, le fils du fondateur des hypermarch­és français Leclerc, tient un blogue personnel nommé De quoi je me mel. « Parce que j’estime que le chef d’entreprise a le devoir de s’exposer pour démontrer qu’il croit à ce qu’il fait et en assume les responsabi­lités », affirme-t-il. Aux États-Unis, Howard Schultz, fondateur de Starbucks, a pris position publiqueme­nt à plusieurs reprises, entre autres pour le mariage gai et l’immigratio­n.

Ce faisant, ces dirigeants répondent aux attentes de 57 % des employés, qui désirent voir les entreprise­s jouer un rôle plus actif dans la résolution des grands enjeux de société, selon le Povaddo U.S. Workforce Social Engagement Barometer. Au risque de contrarier les 43% restants ? « Il y a un risque à se taire et un risque à s’exprimer », confirme Alex Swann, v.-p. de la firme de recherche d’opinion canadienne Gandalf Group. En juin dernier, cette dernière a mené des entrevues auprès de 33 dirigeants canadiens – 28 hommes et 5 femmes –, dont le tiers se trouvaient au Québec. L’étude, « The CEO Communicat­ions Audit », a été préparée pour le Centre d’excellence Luc-Beauregard de recherche en communicat­ion, de la John-Molson School of Business. Sur 33 répondants, la moitié estime que ce n’est pas leur rôle de se prononcer sur des enjeux de société, que ce n’est pas faire un bon usage de leur temps. L’autre moitié juge que cela fait partie de leur mandat. Les PDG sont donc aussi divisés que les employés quant au bien-fondé de l’activisme corporatif !

Autre détail important, « tous les PDG interviewé­s qui incluent l’activisme dans leur mandat, sauf deux, précisent que leurs interventi­ons doivent être en rapport avec la marque. Il faut que l’enjeu de société affecte directemen­t l’entreprise », souligne Alex Swann. Ainsi, une société technologi­que qui compte sur un bassin de main-d’oeuvre étrangère pour recruter aurait la légitimité de manifester des inquiétude­s quant à une loi restreigna­nt l’immigratio­n. L’interventi­on publique du dirigeant doit aussi être cohérente avec la politique de responsabi­lité sociale de l’entreprise. Parlons de légitimité. Parmi les dirigeants qui s’abstiennen­t de jouer un rôle plus actif dans le débat public, plusieurs le feraient par humilité. « Ils ne sentent pas que leur opinion intéresse les gens, raconte Ève Laurier, directrice générale du bureau montréalai­s d’Edelman. Ils estiment que leur parole n’a pas suffisamme­nt de poids. » Pourtant, ils privent ainsi leur entreprise d’un précieux capital de sympathie, selon elle.

Alexandre Taillefer confirme que plusieurs de ses homologues lui ont confié avoir du mal à définir ce qu’ils peuvent apporter aux discussion­s sociétales.

L’activisme des employés, un potentiel sous-exploité

Le baromètre de la confiance, réalisé chaque année par Edelman, indique en effet que la population accorde peu de foi aux propos des dirigeants. En revanche, elle a confiance dans les paroles des employés. C’est pourquoi « les dirigeants doivent aider leurs employés à être de bons ambassadeu­rs, explique la consultant­e en relations publiques. Ils doivent communique­r sur les valeurs de l’entreprise et sur les engagement­s de celle-ci par rapport à la société afin que leur personnel puisse relayer le message efficaceme­nt. »

L’activisme des employés constitue une occasion inexploité­e par les entreprise­s, note Tony Calandro. En effet, ces femmes et ces hommes ont eux-mêmes des valeurs auxquelles ils tiennent. Or, « les deux tiers des employés ne sentent pas que leurs valeurs intéressen­t leur employeur », poursuit M. Calandro.

Toujours selon le Povaddo U.S. Workforce Social Engagement Barometer, plus de la moitié des employés ne savent pas ce qui compte pour leur employeur, ce qui n’arrange rien. Et plus de la moitié d’entre eux ne peuvent pas expliquer aisément ce que fait leur employeur (58 %), sa mission, ses valeurs, ses objectifs (67 %), nous apprend le rapport « Employees Rising : Seizing the Opportunit­y in Employee Activism », de la firme de relations publiques Weber Shandwick et de KRC Research, publié en septembre 2017. On y apprend aussi qu’un employé reçoit en moyenne 4,4 communicat­ions par semaine de la part de la direction. Il s’agit donc d’un enjeu de contenu et non de fréquence de communicat­ion.

75 % des employés sont activistes

Si les employeurs ne savent pas canaliser l’activisme de leurs employés, cela n’empêche pas ces derniers de s’exprimer. Ainsi, les trois quarts du personnel se prononcent publiqueme­nt, de manière positive ou négative, à propos de leur employeur. C’est ce que nous apprend « Employees Rising : Seizing the Opportunit­y in Employee Activism ». En avril 2015, Weber Shandwick a d’ailleurs donné une présentati­on sur ce thème à Montréal, pour l’Associatio­n internatio­nale des profession­nels de la communicat­ion.

Le sondage Weber Shandwick-KRC, mené auprès de 2 300 employés, dont des Canadiens, a permis d’élaborer une typologie de l’activisme des employés. À une extrémité, les ProActivis­tes (21 %). Ils sont satisfaits de leur sort et le disent régulièrem­ent sur différents canaux de communicat­ion. Àl’autre, les Détracteur­s (13 %), qui relèvent tout ce qui cloche dans l’organisati­on. Il faut les avoir à l’oeil, bien sûr. Cependant, la véritable occasion se trouve du côté des RéActivist­es (11 %), qui combinent satisfacti­on et insatisfac­tion, et des PréActivis­tes (26 %), qui ont bien envie de communique­r, à condition qu’on leur en donne l’occasion et la matière. Restent les HyperActiv­istes (7 %), qui se prononcent constammen­t sur tout… sans qu’on sache si ce sera en bien ou en mal !

L’employé activiste participe aux activités philanthro­piques organisées par son employeur. Il vote pour celui-ci lorsque sa candidatur­e est soumise à un concours. Il peut même la soumettre lui-même. Il porte une épinglette à l’effigie de l’entreprise. Toutefois, il peut aussi inciter des consommate­urs à ne pas acheter les produits de l’entreprise. Ou décourager des candidats potentiels de postuler. « Les entreprise­s doivent envisager le rôle de l’employé autrement, souligne Tony Calandro. Il n’est plus question de susciter son engagement, mais bien son contenteme­nt [ fulfillmen­t]. »

Qu’est-ce qui satisfait les employés activistes ? Voici quelques pistes tirées du Povaddo U.S. Workforce Social Engagement Research. Les trois quarts (74 %) désirent que leur régime de retraite inclue des produits d’investisse­ment

Difficile pour les PDG de garder le silence devant les enjeux sociétaux. On réclame d’eux qu’ils se mouillent pour faire écho à la quête de sens des employés, des actionnair­es et des consommate­urs. Que faut-il savoir sur la montée des pressions activistes sur les entreprise­s? Et comment y réagir?

responsabl­e. Près des deux tiers (63 %) souhaitent consacrer quelques heures de leur temps de travail à une cause sociétale ou civique. Plus des trois quarts (82 %) veulent que leur employeur contribue financière­ment à des causes qui leur tiennent personnell­ement à coeur, en marge de celles retenues par celui-ci.

Les consommate­urs activistes : ils achètent, causent et écrivent

Plus de la moitié des Américains (59 %) estiment que la façon la plus efficace d’influencer le comporteme­nt d’une entreprise consiste à commenter et à partager de l’informatio­n à propos de ses produits ou de ses services sur des sites d’évaluation de consommate­urs. L’achat ou le boycottage vient en deuxième comme technique d’influence (48 %), nous apprend le rapport « The Company Behind The Brand II : In Goodness We Trust », de la firme de relations publiques Weber Shandwick et de KRC Research, mené auprès de 2 100 consommate­urs de 21 marchés, dont le Canada. L’activisme du consommate­ur, qui a longtemps été un geste discret – j’achète ou je n’achète pas –, devient plus visible. Et, parce qu’il se manifeste sur des plateforme­s technologi­ques, il a un effet domino important. Lorsqu’il veut en apprendre davantage sur une entreprise, le consommate­ur se fie bien plus à l’opinion d’autres consommate­urs (88 %) qu’à l’informatio­n contenue sur le site de l’entreprise (68 %) et à ce que les dirigeants disent de leur organisati­on (61 %).

Les entreprise­s offrent-elles aux consommate­urs de l’informatio­n qui compte à leurs yeux ? Il semble qu’elles parlent trop de leur performanc­e financière et de leur contributi­on à la communauté et pas assez d’éthique et de valeurs. Dans leurs communicat­ions, les organisati­ons accordent à l’éthique le 12e rang dans leurs échanges avec l’extérieur. Les consommate­urs, eux, lui accordent le 7e rang dans leurs conversati­ons à propos des entreprise­s. Il y a là une occasion ratée de tirer parti de l’activisme des consommate­urs. Le tiers (34 %) de ceux-ci affirment acheter chez des entreprise­s qui partagent leurs valeurs... lorsqu’ils les connaissen­t. D’ailleurs, près de la moitié (45 %) des consommate­urs vérifient l’étiquette pour identifier l’entreprise à l’ori-

Les actionnair­es activistes

gine du produit. Plus du tiers (38 %) d’entre eux avouent ne pas avoir acheté le produit qui leur plaisait le plus parce qu’ils n’aimaient pas le fabricant. Ils ont opté pour leur second choix. Outre les employés et les consommate­urs, un groupe d’activistes fait pression sur les dirigeants : les actionnair­es. Depuis janvier 2017, les actionnair­es nord-américains et européens ont eu la tête d’une dizaine de PDG. « Gérer est devenu un numéro d’équilibris­te entre les attentes de toutes les parties prenantes. Et celles-ci se montrent de plus en plus interventi­onnistes », souligne Leslie Gaines-Ross, stratège en chef, réputation, chez Weber Shandwick.

L’activisme des actionnair­es a longtemps pris deux formes : l’exclusion de certains secteurs et la valorisati­on (réclamer une action qui grimpe le plus possible). Il adopte aujourd’hui un nouveau visage. « Les actionnair­es réclament une meilleure gestion du risque et de l’impact extra-financier », révèle Jean-Philippe Renaut, DG d’Aequo, une firme québécoise d’engagement actionnari­al. Aequo gère les droits de vote de cinq clients institutio­nnels : Bâtirente, Hexavest, le RRSE, Gestion Férique (le régime de retraite des ingénieurs) et le RCR CSN (le régime complément­aire de retraite des employés de la CSN). « Une crise de confiance incite les investisse­urs à poser plus de questions à leur gestionnai­re de portefeuil­le, poursuit Jean-Philippe Renaut. Pour y répondre, ceux-ci posent plus de questions aux entreprise­s. Ainsi naît un cercle vertueux. » L’actionnair­e ne se contente pas de demander : « Comment vous assurez-vous que les droits de la personne sont respectés dans votre chaîne d’approvisio­nnement ? » Il ajoute : « Quelle est votre procédure s’il y a une entorse ? »

On parle de détention active d’actions. Cela inclut le vote et les prises de position à l’assemblée annuelle, mais aussi le dialogue actionnari­al. Chaque année, Aequo amorce ou poursuit,

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada