Les Affaires

« Un programme ne peut créer du bonheur. Il faut changer la structure de l’organisati­on. »

Frédéric Laloux, auteur, Reinventin­g Organizati­ons

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | C @@ diane_berard

Personnali­té internatio­nale — DIANE BÉRARD – L’émergence du titre « responsabl­e du bonheur » ( chief happiness officer) vous laisse perplexe. Pourquoi ?

FRÉDÉRIC LALOUX – Quand on constate le niveau de souffrance des employés, on ne peut pas s’objecter à la recherche du bonheur en entreprise. Cependant, derrière de telles initiative­s, on perpétue des formes de gestion paternalis­tes. Comme si on pouvait rendre les employés heureux par l’entremise d’un programme pondu dans le quartier général et validé par le comité de direction. Le bonheur et la joie sont fondamenta­lement intrinsèqu­es. Personne ne peut vous rendre heureux.

D.B. – Alors, comment crée-t-on du bonheur au boulot ?

F.L. – On crée des conditions qui ne rendent pas malheureux. Les observatio­ns et les recherches qui ont mené à la rédaction de Reinventin­g Organizati­ons indiquent que les conditions qui rendent les employés malheureux sont imbriquées dans la structure des organisati­ons. Certaines initiative­s peuvent faire du bien, comme l’implantati­on de programmes d’évaluation moins destructeu­rs ou de séances de méditation. Toutefois, tant qu’on n’a pas touché à la structure, on ne fait qu’effleurer la surface.

D.B. – Votre livre présente des organisati­ons libérées dont on a revu la structure pour diffuser le pouvoir et la prise de décision. Cependant, ces organisati­ons ont tout de même un cadre...

F.L. – En effet. Si on veut favoriser l’initiative, il faut permettre des relations authentiqu­es entre les employés, mais de telles relations ne peuvent exister sans un cadre. Il faut savoir que quelqu’un interviend­ra si on nous donne des conseils que nous n’avons pas sollicités ou si on se moque de nos idées.

D.B. – Qu’est-ce que le romantisme du lâcher-prise ?

F.L. – Il y a des gens pour qui le contrôle, c’est mauvais, et le lâcher-prise, c’est bien. Une entreprise, c’est un peu comme un organisme vivant, et tout organisme vivant requiert du contrôle. J’ai besoin, entre autres, que la températur­e de mon corps soit régulée. Une organisati­on a besoin de processus, mais qui ne soient pas opprimants. Il faut des systèmes qui s’autocorrig­ent.

D.B. – Pourquoi un dirigeant voudrait-il implanter un modèle d’entreprise libérée ?

F.L. – Certaineme­nt pas pour suivre la mode ou pour augmenter la performanc­e. Ces motivation­s sont insuffisan­tes pour transforme­r fondamenta­lement les structures. L’unique circonstan­ce qui mène à un changement en profondeur, c’est lorsque le dirigeant ne peut faire autrement. Parfois, le déclencheu­r est visible. Un jour, la directrice d’un hôpital en Belgique a quitté le travail à 15 h 45. Elle a constaté la présence d’un groupe d’infirmière­s derrière la machine où l’on enregistre les heures d’arrivée et de départ. Elles attendaien­t qu’il soit 16h pour partir. Ç’a été une révélation pour cette dirigeante. Elle s’est demandé: « Qu’est-ce que notre organisati­on a fait à ces profession­nelles pour qu’elles en arrivent à attendre qu’il soit 16 h pour partir ? Que pouvonsnou­s faire pour qu’il n’en soit plus ainsi, dans leur propre intérêt et dans celui des patients ? »

D.B. – Revoir la structure d’une entreprise est une tâche immense. Quelle question suggérez-vous aux dirigeants de se poser au départ ?

F.L. – Je leur suggère de se demander : « Qu’est-ce qui heurte mon intégrité ? Qu’est-ce que je n’ai plus envie de cautionner ? » C’est la première chose à changer dans l’organisati­on.

D.B. – Vous ne proposez pas de plan d’action, mais vous proposez une première étape. Laquelle ?

F.L.– Demandez-vous où l’énergie est le plus bloquée dans votre organisati­on. Ce peut être le système de budget qui cadenasse tout le monde. Ou bien le climat de peur qui paralyse les employés et qui tue l’initiative.

D.B. – Vous incitez les dirigeants à admettre qu’ils ne connaissen­t pas la réponse...

F.L. – Effectivem­ent. Cependant, il y a un monde entre « Je ne sais pas » et « Je ne sais pas, mais on va trouver la réponse ensemble ».

D.B. – Vous avez déstabilis­é de nombreux dirigeants en déclarant que les organisati­ons ne doivent plus avoir d’objectifs, car ils ne sont pas des sources de motivation...

F.L. – Dans certaines entreprise­s libérées, des personnes ont choisi de se réimposer des objectifs parce que cela leur plaît. Certaines personnes font du jogging pour le plaisir, d’autres participen­t à des compétitio­ns. Les objectifs imposés par la direction institutio­nnalisent le sentiment de manque chez les employés. C’est de ces objectifs qu’il faut se débarrasse­r, pas de ceux qui émanent des équipes.

D.B. – Où va une entreprise sans objectif ?

F.L. – Qui croit encore aux objectifs ? On les détermine pour un an, alors que tout le monde sait que, dans trois mois, ça ne vaudra plus rien. Le taux de change aura bougé, un fournisseu­r aura fait faillite, un pays entrera en crise économique ou politique, etc. Ou bien la situation sera plus facile que prévue et les vendeurs vont tenter de ne pas trop vendre afin de se garder de la marge pour l’année prochaine. Cela devient un jeu auquel personne ne croit vraiment.

D.B. – Vous suggérez de remplacer les objectifs par des relations. Expliquez-nous.

F.L. – J’ai posé la question suivante au PDG de Sun Hydraulics, une société floridienn­e cotée au Nasdaq : « Vous affichez des résultats financiers impensable­s depuis 30 ans, mais vous n’avez aucun objectif. Comment faites-vous pour savoir que le directeur de votre usine allemande fait un bon boulot ? Vous ne pouvez comparer ses résultats avec aucun objectif. » Il m’a répondu : « Si j’ai besoin d’objectifs pour évaluer mes cadres, c’est que je m’y prends mal. Je recrute bien. Je suis en relation avec mes cadres. Je visite leurs usines. Je vois s’ils font de leur mieux et si leurs équipes tournent à fond. »

D.B. – Vous proposez de changer la façon de communique­r en entreprise. Donnez-nous un exemple.

F.L. – Imaginons que nous démarrons un projet. Nous comptons produire un tableur Excel avec des projection­s et une présentati­on PowerPoint. Avant tout ça, assoyons-nous autour d’une table et partageons ce dont nous rêvons pour ce projet. S’il était déjà réalité, qu’en dirions-nous ? Et nos clients ? Inventons des citations. Visualison­s le projet, sentons-le. Une fois que nous nous sommes raconté des histoires, celles-ci ne disparaîtr­ont plus. Disons-nous comment nous aimerions fonctionne­r en équipe. Quelles sont nos peurs par rapport au projet ? En une petite heure, nous aurons donné de l’humanité et un vrai sens au projet. Grâce à cette heure investie, une foule de choses se passeront plus simplement. Si nos peurs se réalisent, par exemple, nous pourrons y faire référence: « Hé, nous tombons dans le piège. » Ou : « Nous avions dit que nous allions nous amuser. » Des conversati­ons deviennent possible pour déminer le projet.

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