Les Affaires

Ce que Jean Coutu et les 100 dernières années de la Bourse nous apprennent

- Yannick Clérouin yannick.clerouin@tc.tc Chroniqueu­r | Clerouin_Inc Chronique

La vente du Groupe Jean Coutu (PCJ.A, 24,50 $) à Metro (MRU, 43 $) couronne une période de bouleverse­ments accélérés pour les fleurons boursiers du Québec. Elle illustre avec éloquence à quel point il est difficile pour une entreprise de survivre à long terme dans un monde capitalist­e plus darwinien que jamais. Une évolution qui force l’investisse­ur à s’adapter lui aussi.

La transactio­n entre les deux icônes québécoise­s du commerce de détail a été annoncée au moment même où je dévorais l’édition 100e anniversai­re du magazine Forbes. Un parallèle foudroyant m’a alors frappé : survivre dans un contexte qui évolue à vitesse grand V est un exploit pour les entreprise­s.

Jean Coutu sera la quatrième société phare à disparaîtr­e de la Bourse québécoise depuis l’achat de Rona par l’américaine Lowe’s (LOW, 79,76 $ US) il y a 16 mois. Plus tôt cette année, Groupe Canam et Lumenpulse ont été retirées de la cote dans la foulée de transactio­ns réalisées par les fondateurs et des investisse­urs institutio­nnels, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec. Si on remonte à un peu plus loin, d’autres grands noms ont été éclipsés des marchés après avoir été vendus, dont Astral Media et Atrium Innovation­s.

C’est la dynamique même du monde capitalist­e que de voir des entreprise­s naître, grandir, mourir ou se transforme­r, à l’image de la théorie de l’évolution imaginée par Charles Darwin. Dans le sillage de ce processus, la destructio­n créatrice donne naissance à de nouvelles entreprise­s, à la montée en puissance de nouveaux secteurs et à de nouvelles sources d’enrichisse­ment. Ce qui en soi est sain pour les investisse­urs. Le problème, c’est que les bouleverse­ments surviennen­t à un rythme qui s’est nettement accéléré au cours des deux dernières décennies.

Les trois palmarès des 50 plus grandes entreprise­s américaine­s présentés par Forbes en 1917, en 1967 et en 2017 l’illustrent bien. Le secteur de l’acier, qui était un poids lourd de la Bourse il y a 100 ans, ne figurait plus parmi les secteurs dominants 50 ans plus tard. Le secteur du pétrole et du gaz, qui a accentué sa prédominan­ce entre 1917 et 1967, s’est depuis fait surclasser par la technologi­e, les finances et la santé. À moins d’un revirement de la tendance actuelle, on peut douter qu’il sera encore parmi le top 50 en 2067.

Le plus renversant de ces classement­s est la métamorpho­se touchant les plus grandes capitalisa­tions boursières. L’entreprise la plus imposante de 1967, Internatio­nal Business Machines (IBM, 145,20 $ US), se classe aujourd’hui au 33e rang. Les géants de la photograph­ie de l’époque, Eastman Kodak et Polaroid, respective­ment classés 3e et 9e du top 50 de 1967, sont disparus de la carte en raison de l’évolution technologi­que.

Autre exemple frappant : General Motors (GM, 40,60 $ US) et Ford Motor (F, 12 $ US), figures emblématiq­ues de l’Amérique de 1967, se trouvaient aux 4e et 23e rangs à l’époque. En 2017, exit les deux constructe­urs automobile­s.

Seules deux centenaire­s mènent leurs activités sous la même dénominati­on : AT&T (T, 39,15 $ US) et General Electric (GE, 24,20 $ US). Dans le cas d’AT&T, elle a été forcée par le gouverneme­nt de séparer ses activités en plusieurs entités en 1984. Quant à GE, elle n’est plus le puissant symbole manufactur­ier de jadis : elle est passée du 8e au 16e rang entre 1967 et 2017.

Au sommet en moins de 25 ans

Les fusions et acquisitio­ns expliquent la disparitio­n de nombreux géants boursiers. Standard Oil of New Jersey et Mobil, respective­ment 5e et 15e capitalisa­tions de 1967, ont été avalées par Exxon Mobil (XOM, 81,74 $ US), 8e société en Bourse cette année.

S’il y a un élément à retenir de l’évolution historique de la Bourse dressée par Forbes, c’est qu’à l’exception du congloméra­t de Warren Buffett, Berkshire Hathaway (BRK.B, 183,08 $ US), cinq des six firmes les plus valorisées aujourd’hui n’existaient pas en 1967. Alphabet (GOOG, 957,66 $ US), 2e, Amazon (AMZN, 962,26 $ US), 4e, et Facebook (FB, 171,27 $ US), 6e, n’ont pas 25 ans d’histoire.

Citant la recherche de l’auteur Geoffrey West, le gestionnai­re de portefeuil­le américain Ben Carlson souligne dans un récent blogue que 28 853 entreprise­s se sont négociées à la Bourse américaine entre 1950 et 2009. Près de quatre sur cinq étaient disparues des marchés en 2009 parce qu’elles avaient fait faillite, avaient fusionné ou avaient été rachetées, ou parce que leur capital avait été fermé. La durée de vie moyenne d’une entreprise qui s’inscrit en Bourse aujourd’hui est selon l’auteur de 10,5 ans.

J’avais abordé la question l’hiver dernier dans une chronique : la durée moyenne des sociétés au sein de l’indice S&P 500 est passée de 33 ans en 1965 à 20 ans en 1990. Elle ne sera plus que de 14 ans en 2026, selon le cabinet Innosight.

Deux autres poids lourds du classement de 1967 viennent de consommer leur union : The Dow Chemical Company et E.I. du Pont de Nemours ont donné naissance à DowDuPont (NY, DWDP). En dépit de sa récente fusion, la centenaire E.I. du Pont, qui était 8e en 1917, ne réussit même pas à se hisser dans le top 50 aujourd’hui.

Comment adapter sa stratégie

Ce nouveau paradigme ne signale pas la mort de l’investisse­ment à long terme, mais il force ceux qui suivent cette approche à s’adapter. Quand Metro aura conclu l’achat de Jean Coutu, il n’y aura plus possibilit­é d’investir dans un exploitant de pharmacies « pur sang » au Canada, l’autre grand détaillant du secteur, Shoppers Drug Mart/ Pharmaprix, ayant été acquis par Loblaw (L, 68,26 $) il y a trois ans. Ainsi, l’investisse­ur qui juge ce secteur prometteur devra par exemple se tourner vers les américaine­s Walgreens (WAG, 77,07 $ US) et CVS Health (CVS, 81,47 $ US).

L’actionnair­e de Jean Coutu qui veut réinvestir l’argent reçu de la vente de ses actions, comme ceux qui détenaient des titres de Canam ou de Rona, doit trouver des candidats de remplaceme­nt sans sacrifier sa diversific­ation.

La diversific­ation demeure le meilleur outil pour permettre à l’investisse­ur de prospérer dans un univers plus darwinien, m’a dit M. Carlson.

Une des possibilit­és est d’envisager les nouvelles recrues de la Bourse, mais il faut y aller avec doigté, car, comme je l’écrivais il y a quelques semaines, il est risqué de troquer une entreprise établie telle Jean Coutu contre une nouvelle venue telle la chaîne de restaurant­s santé Freshii (FRII, 5,61 $). Celle qui a fait ses débuts à la Bourse de Toronto en janvier nous l’a bien montré il y a quelques jours : son titre a maigri de moitié après qu’elle eut abaissé le nombre d’établissem­ents qu’elle compte ouvrir d’ici trois ans, ainsi que ses perspectiv­es financière­s.

De nouveaux gagnants vont certes émerger dans cet univers qui force les entreprise­s à s’adapter rapidement aux changement­s technologi­ques et concurrent­iels. Pour les dénicher, l’investisse­ur qui demeure fidèle à l’approche à long terme est condamné à mettre sur son radar des entreprise­s qui lui sont moins familières que les Coutu, Canam ou Rona.

Si vous n’en étiez pas encore convaincu, la raréfactio­n des titres de qualité à prix raisonnabl­e au pays constitue une autre raison de traverser la frontière afin de repérer de nouvelles occasions. Même si le bassin d’entreprise­s inscrites en Bourse a aussi fondu aux États-Unis depuis 20 ans, il reste nettement plus vaste qu’au Canada.

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